« Les personnages se sont mis à dire ce que d’ordinaire on ne dit pas ».
Nathalie Sarraute, Le Gant retourné (1974)
L’enfance
D’origine russe, Nathalie (Natalia Ilinitchna Tcherniak) née près de Moscou en 1900, dans une famille de la bourgeoisie juive. Elle meurt en 1999.
Sa vie couvre donc tout le XXème siècle : les deux guerres mondiales, les révolutions Russes de 1905 et 1917, les guerres de décolonisation… Mais aussi les transformations profondes de nos sociétés occidentales tant sur le plan technique que social…
Sa mère, Pauline Chatounowski est romancière. Son père Ilya Tcherniak est un brillant chimiste qui devra s’exiler en France.
Et entre 1932 et 1937, Nathalie Sarraute rédige son premier livre, Tropismes dans lequel elle explore déjà ce qui se joue dans les mouvements imperceptibles de la conscience et qui sera le moteur de son oeuvre.
Tropismes est publié en 1939. Mais la guerre éclate…
Brillante élève, elle obtient son baccalauréat à 18 ans en 1918 et poursuit d’abord des études d’Histoire à Oxford puis de sociologie à Berlin et enfin de droit à Paris.
Elle devient avocate au barreau de Paris, y rencontre Raymond Sarraute, qu’elle épousera en 1925.
Parallèlement, Nathalie Sarraute découvre la littérature du XXe siècle, et particulièrement Marcel Proust, James Joyce et Virginia Woolf….
En 1956, Nathalie Sarraute publie un recueil de quatre essais sur le roman : L’Ère du soupçon. Elle y remet en cause les conventions du roman classique, et notamment la notion de personnage ainsi que l’intrigue et la psychologie explicite des personnages. Considéré comme l’un des textes fondateurs du nouveau roman, L’Ère du soupçon éclaire l’évolution du genre romanesque dans les années 50-60.
Avec Le Planétarium (1959) puis son roman Les Fruits d’Or (1963), Sarraute connait un nouveau succès et reçoit le Prix international de littérature en 1964.
Parallèlement à son œuvre romanesque, Sarraute décide de donner suite à la proposition d’un jeune Allemand, Werner Spies, d’écrire une pièce radiophonique pour la Süddeutscher Rundfunk. Ce sera Le Silence (1964).
C’est donc relativement tard dans sa carrière qu’a lieu ce tournant. Mais ses œuvres romanesques faisaient déjà une large place aux dialogues et aux mouvements intérieurs des personnages. Pourtant Sarraute doutait de cette démarche puisqu’elle l’écrira en 1974, dans Le Gant retourné: « Pendant très longtemps j’ai pensé qu’il ne me serait pas possible d’écrire pour le théâtre […]. Il me semblait que le dialogue de théâtre était incompatible avec ce que je cherchais à montrer «
Suivront d’autres pièces : Le Mensonge en 1966, Isma, C’est beau, Elle est là et Pour un oui ou pour un non en 1982.
En 1983 parait Enfance, autobiographie qui rompt avec la tradition et qu’elle rédige à…83 ans !
Elle publie son dernier livre à 97 ans.
Nathalie Sarraute meurt à Paris le 19 octobre 1999 alors qu’elle dit travailler à une septième pièce .
Dans les années 50, le Nouveau roman est un mouvement qui va profondément remettre en cause le roman traditionnel hérité de Balzac. Et notamment l’intrigue, les personnages avec une identité et une psychologie bien définie disparaissent au profit des sensations et des perceptions. Sarraute le théorisera dans l’Ère du soupçon, en 1956. Elle y expose ses propres conceptions qui ont exercé une influence profonde sur les jeunes auteurs.
Dans le même temps, au théâtre, on assiste à l’éclosion du théâtre de l’absurde qu’on appellera Nouveau théâtre avec des auteurs comme Ionesco, Beckett ou Adamov. Ce nouveau théâtre rompt lui aussi avec le théâtre traditionnel : personnages sans profondeur psychologique, parfois sans nom…Identités floues et surtout ce théâtre montre l’incommunicabilité et insiste souvent sur la condition absurde de la vie humaine.
L’incommunicabilité y apparaît comme un thème central, révélant l’échec du langage et l’isolement fondamental de l’être humain.
Le langage est un système de signes permettant la communication entre les membres d’un groupe. Il ne se limite pas au langage verbal, mais inclut aussi les gestes, les panneaux de signalisation, les vêtements, etc.
Sa fonction primaire est pratique : avertir, organiser, coopérer. C’est originairement un outil de survie collective qui privilégie l’efficacité sur la précision descriptive
Les mots sont des étiquettes collées sur les choses” selon Bergson, des compromis sociaux plutôt que des miroirs du réel.
Ce sur quoi Bergson insiste , c’est justement, sur les limites de ce langage. Les mots sont des outils de dénomination qui généralisent et simplifient la réalité.
Ils fonctionnent sur une généralisation abusive : Les noms communs (ex. “maison”, “coeur”) effacent les singularités en regroupant des réalités diverses sous une seule étiquette. Ils restent approximatifs puisqu’ils ne saisissent ni l’unicité des objets ni la complexité des émotions. Le mot “tristesse” peut aussi bien signifier mélancolie que désespoir existentie. Même celui qui tente de s’exprimer doit simplifier son vécu pour se comprendre lui-même et plus encore pour être compris de l’autre.
Les mots ne peuvent donc exprimer pleinement la singularité des objets, des sentiments ou des expériences.
Le mythe de la tour de Babel illustre la nécessité d’une langue commune …
Les mots ne peuvent totalement transcrire l’intériorité d’un être : le langage est par exemple incapable de pénétrer l’intimité des sentiments. Il y a une tension fondamentale entre l’expérience subjective de l’individu et les contraintes du langage. Chaque expérience affective combine des nuances personnelles liée à des facteurs aussi divers que l’histoire personnelle, la génétique, la conception du monde, des valeurs auxquelles on croit…. La tristesse, l’amour sont réduits à des signaux pratiques .
Le résultat, c’est que les mots créent des malentendus car ils peuvent avoir des significations différentes pour chacun. Ils réduisent la complexité des personnes et des situations à des étiquettes simplistes.
Le langage fonctionne sur des structures figées alors que l’existence est mouvante ! Aussi, s’il s’avère être un outil indispensable à la coopération humaine il est en même temps un obstacle à la saisie du réel. Les mots figent le flux mouvant de la conscience en concepts standardisés, créant un « voile » entre le sujet et la réalité vécue.
Face à la singularité absolue de l’existence nous n’avons à notre disposition que des généralisations approximatives.
Il n’est donc pas étonnant que le malentendu règne en maître.
Puisque le langage aboutit à une confusion entre les mots (étiquettes commodes) et l’essence des choses , il mène à la croyance que “l’arbre” existe comme entité fixe alors qu’il peut être un arbrisseau, un arbre mort, un arbre avec des feuilles ou sans feuilles, etc.
La solution pour Bergson réside dans l’art littéraire, seul capable de “sculpter le monde” au-delà des étiquettes utilitaires ; il faut un langage qui suggère plus qu’il ne décrit (la poésie). Bergson nous invite donc à faire du langage une “œuvre d’art” plutôt qu’un simple outil d’étiquetage, préservant par la création la richesse mouvante du réel que les mots conventionnels trahissent.
On retrouve chez Sarraute l’exploration des failles du langage conventionnel.
La conception du langage chez Henri Bergson et Nathalie Sarraute révèle une tension fondamentale entre utilité sociale et exploration des profondeurs inexprimées de l’expérience humaine.
Chez Sarraute cela aboutit à la volonté de mettre à jour les tropismes notamment en mimant dans son écriture, les marques de la conversation (exclamations, silences) pour mieux souligner l’indicible.
Le lecteur est activement convoqué pour déchiffrer les sous-entendus et reconstruire un sens personnel au-delà des mots.
En science, en biologie, un tropisme (du grec « tropos » , qui signifie « direction » ou « tournement »), c’est la réaction d’orientation ou de mouvement d’un organisme vivant en réponse à un stimulus extérieur. Par exemple, tout le monde connait les fleurs de tournesol qui s’oriente tout au long de la journée vers le soleil, mais c’est aussi le cas des papillons de nuit attiré par la lumière…
Sarraute va transposer ce terme de tropisme pour décrire des réactions imperceptibles ou quasi imperceptibles dans le psychisme humain, provoquées par des stimuli externes qui viennent d’autrui et notamment à travers les subtilités du langage : pas forcément les mots eux-mêmes car selon Sarraute, ces tropismes échappent aux mots, ils relèvent de « ce qui ne porte aucun nom » – d’où l’usage d’un style fragmenté, explorant silences et sous-conversations. C’est-à-dire tout ce qui n’est pas explicitement dit mais qui influence profondément nos interactions. Les silences, les hésitations, les intonations deviennent aussi importants que les mots eux-mêmes, voire plus !. “ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir…”(NS)
Ces mouvements, ces tropismes sont fugaces « ils glissent très rapidement » écrit Sarraute « aux limites de notre conscience ». ce sont des micro-événements intérieurs qui durent « quelques secondes à peine ».Mais bien que très brefs, ils sont très intenses et vont provoquer en nous une tension psychologique, des émotions ou des sentiments contradictoires mais qu’il est difficile d’identifier ou d’exprimer. Ils surgissent avant la formulation consciente d’une pensée ou d’un sentiment. Et ils sont communs à tous les individus, mais généralement tus ou masqués par les conventions.
Ces tropismes peuvent ainsi fragiliser l’image de soi, le rapport aux autres, au monde. Les interactions sociales peuvent être modifiées puisque le moindre geste, le moindre mot, une expression du visage, ou simplement une intonation peuvent déclencher ce phénomène du tropisme. Et surtout le moi et l’identité sont sans cesse remis en cause.
Ainsi les personnages de Sarraute ont des univers intérieurs complexes mais au fond comme nous tous !
Sarraute utilise le tropisme pour explorer l’écart entre les apparences sociales et la complexité des émotions, révélant comment les individus sont « orientés » par des forces invisibles, autant que les plantes par la gravité.
Dans L’Ere du soupçon (1964) elle écrit que « le déploiement des tropismes constituent de véritables drames ».
L’écriture va permettre de détruire ce qu’il peut y avoir de meurtrier dans ces tropismes pour s’en débarrasser, s’en libérer.
Tropismes, publié en 1939 contient les éléments dont, ensuite, Nathalie Sarraute nourrira toute son oeuvre : « textes très courts où une conscience jamais nommée, simple référence impersonnelle, s’ouvre ou se rétracte à l’occasion d’une excitation extérieure… ».
Le livre devait avoir pour titre « Avant qu’ils disparaissent ». « Ils », ce sont les tropismes. Et ce sont précisément les tropismes qui distinguent nettement Nathalie Sarraute du reste de ses contemporains.
« Les personnages se sont mis à dire ce que d’ordinaire on ne dit pas ». Nathalie Sarraute, Le Gant retourné (1974)
Pour Sarraute, écrire pour le théâtre n’allait pas de soi : « Pendant très longtemps j’ai pensé qu’il ne me serait pas possible d’écrire pour le théâtre […]. Il me semblait que le dialogue de théâtre était incompatible avec ce que je cherchais à montrer » écrivait-elle dans Le Gant retourné en 1974.
Dès sa première pièce Le Silence (1964), écrite pour la radio allemande, le théâtre de Sarraute renvoie à ce qu’on appelait à la fin du XIXe siècle le « théâtre de chambre ». En effet, c’est un théâtre du huis-clos (conjugal, amical ou familial) et « la substance de ces pièces n’est rien d’autre que du langage » (Sarraute, Le Gant retourné).
Dans ce théâtre donc « la parole est action et les conflits se nouent autour de l’activité langagière » (Jean-Pierre Ryngaert),
« Mon petit », dernier texte de L’Usage de la parole, se clôt par ces mots : « Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui ou pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires ? » (Folio, p. 105) Pour un oui pour un non, d’une certaine façon, y répond.
Quand la pièce débute, nous entrons dans une conversation in médias res : Un ami (H1) rend visite à un autre (H2) car il trouve qu’une distance s’est instaurée entre eux qu’il ne comprend pas. Les présupposés du discours envoient à une relation forte et ancienne dont nous ne saurons pas grand-chose. Progressivement nous apprendrons que la distance prise par H2 est dûe à une petite phrase prononcée par H1 avec un ton jugé condescendant par H2 : « c’est bien… Ça».
Cette petite phrase va cristalliser les tensions latentes, révéler les non-dits et les interprétations de chacun des protagonistes et devient le centre de l’intrigue, provoquant une analyse minutieuse de chaque mot et de son intonation.
Tout va donc se jouer sur l’exploration des non-dits, des tropismes qui sous-tendent la conversation entre les deux personnages.
Au fil de la conversation, le conflit s’intensifie. Les personnages dissèquent leurs paroles, tentent d’en déceler les failles et les commentent, ce qui ne fait qu’attiser le conflit. La dispute prend des allures de procès, avec des références à des jurés et des condamnations incarnés par H3 et F.
La pièce se présente comme une longue conversation continue, sans actes ni scènes définies.
Mais bien qu’il n’y ait pas le découpage habituel et qu’il n’y ait pas non plus d’action au sens habituel (mais nous y reviendrons), il y a néanmoins une progression dans la pièce, dans le conflit.
L’exposition nous montre H2 rendant visite à H1 pour comprendre la distance qui s’est instaurée entre eux :« Je sens qu’il y a quelque chose » dit ce personnage au début de la pièce. Mais il n’obtient pas de réponse satisfaisante de H1 qui va lui répondre de façon sibylline « c’est juste des mots », « c’est rien », « tu comprendras jamais », « personne du reste ne pourra comprendre » etc.
Finalement on parviendra à connaître la cause première de cette mise à distance lorsque H1 avoue enfin : « Tu m’as dit il y a quelques temps…. « c’est bien, ça ! »/c’est bieen…ça ». Mais H2 ne comprend pas les nuances de H1 « il y avait entre c’est bien et ça un intervalle plus grand »
Dès lors, la structure va mettre en avant l’escalade progressive de la tension entre les deux amis. L’intervention des voisins à la demande de H1, loin de médiatiser le conflit, l’enflammera plutôt.
Contrairement aux pièces de théâtre traditionnelles, Pour un oui ou pour un non ne propose donc pas de véritable résolution du conflit. La dispute semble devoir se poursuivre indéfiniment, relancée par le choix de l’affirmative par H1 et de la négative par H2 à la question finale.
Peut-être peut-on voir dans cette absence de résolution le fait que dans les relations humaines, la complexité est telle qu’il ne peut pas ne pas y avoir de résolution ..
Un silence.
H.2 : Oui ou non ?…
H.1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…
H.2 : En effet : Oui. Ou non.
H.1 : Oui.
H.2 : Non !
En réalité, la structure de la pièce se concentre essentiellement sur le dialogue entre les deux personnages, et plus encore sur le sous-dialogue, la sous-conversation. Ce qui intéresse Sarraute, c’est précisément ce qui n’est pas dit mais qui sous-tend l’interaction entre les personnages.
La pièce se déroule dans un seul espace et sur une durée relativement courte. C’est un huis clos qui renforce l’impression d’enfermement des personnages dans leur conflit. Des huit personnages du Silence (1964), Sarraute est progressivement arrivée dans cette dernière pièce à deux protagonistes dressés l’un contre l’autre. L’attention du spectateur/auditeur/lecteur est concentrée sur ce duo en duel, ce qui intensifie le caractère tragique de la rencontre.
H. 2 le dit d’ailleurs à plusieurs reprises :
(…) en parler seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… (p. 25)
Non.Je ne veux pas. Ça nous entraînerait trop loin… (p. 42)
Non…à quoi bon ?Je peux tout te dire d’avance… (p. 49)
Il n’y a pas d’action au sens traditionnel puisque comme l’écrit Sarraute elle-même : « dans toutes mes pièces, l’action est absente, remplacée par un flux et reflux du langage » ; « elles ne contiennent aucune action extérieure ».
L’action n’est pas causée par un évènement extérieur, mais uniquement par la parole, du drame de la parole. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dramaturgie parce que malgré tout le langage dit Sarraute « produit à lui seul l’action dramatique… je pense que c’est une action dramatique véritable ; avec des péripéties, des retournements, du suspense, mais une progression qui n’est produite que par le langage ».
Toute l’action va donc se concentrer sur des conflits autour de détails insignifiants ou qui ont l’air de l’être, dans les dessous du langage, dans ce que Sarraute appelait la sous-conversation… c’est-à-dire les tropismes. Dans Pour un oui ou pour un non, c’est l’intonation employée par l’un des personnages pour dire à l’autre « c’est bien, ça » qui va déclencher le drame ! Nous avons affaire à « un conflit meurtrier, mais sans affrontements tonitruants. »
Si à la surface du dialogue, il y a une fluidité apparente, il y a sans cesse en même temps des jeux de rupture, d’interruption, de répétition qui font écho aux mouvements intérieurs que sont les tropismes, ces sous-conversations toujours présentes.
Le conflit émerge non pas de ce qui est explicitement dit, mais de ce qui est sous-entendu, ressenti ou perçu. Les non-dits amplifient le conflit en laissant place à l’interprétation et à la surinterprétation. Chaque personnage projette ses propres craintes et insécurités dans les silences et les sous-entendus de l’autre, alimentant ainsi le malentendu initial.
Le titre « Pour un oui ou pour un non » reprend une expression qu’on emploie en général pour exprimer qu’un événement se produit « pour un rien », pour quelque chose d’insignifiant, du moins apparemment, mais qui va provoquer une réaction disproportionnée.
On verra que cette insignifiance témoigne de la complexité des relations humaines. En tout cas ce « rien » va conduire à une violente dispute entre les deux protagonistes de la pièce.
Si l’on s’en tient au titre, on peut s’attendre à un conflit futile. La banalité de l’expression renvoie finalement à une situation assez universelle dans laquelle chacun peut se reconnaître puisque nous sommes tous confrontés à un moment ou un autre aux malentendus du langage.
Le titre reprend également l’opposition final entre le « oui » de H2 et le non de H1.
Le oui et le non du titre sont aussi dichotomiques que les deux visions du monde des personnages.
Pour un oui pour un non est donc un titre qui parvient à la fois mettre en lumière la fragilité de notre communication et de nos relations et le rôle ambigu de langage qui peut « pour un rien » faire basculer une relation aussi forte soit-elle.
Sarraute a « une vision totalitaire de la parole » : rien de ce qui est dit n’est gratuit, ce qui fait que les locuteurs se retrouvent « égarés dans le labyrinthe du langage », selon l’expression d’Arnaud Rykner.
Le conflit entre H1 et H2 est un conflit entre deux amis qui se connaissent depuis très longtemps. On pourrait les penser à l’abri d’un accident du langage. Or pas du tout, la fragilité et la complexité de leur relation montrent à quel point l’insignifiant peut provoquer une catastrophe : « Entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission… C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi. » dit H2 à H1.
Au fil de la pièce , on se rend compte qu’il y a longtemps qu’ existe entre ces deux amis une incompréhension mutuelle. Et cela interroge sur le sens de l’amitié. Finalement en dépit de leur histoire commune, ils ne se comprennent pas vraiment. On en vient à se demander le sens de cette amitié tellement elle semble larvée par des malentendus et des non-dits. Chacun des protagonistes semble vouloir être reconnu pour ce qu’il est par l’autre, ce qui crée une attente qui génère des vulnérabilités qui peuvent être la source même de conflits à venir :les mots blessent, les mots attaquent les personnages dans leur intégrité tant psychique que physique, ils creusent dans leur être des plaies qui restent à vif. D’où les métaphores filées, de la cage et de la souricière :
H.2 : Eh bien, figurez-vous qu’il ne le supporte pas. Il veut à toute force m’attirer… là-bas, chez lui… il faut que j’y sois avec lui, que je ne puisse pas en sortir… Alors il m’a tendu un piège… il a disposé une souricière.
Tous : Une souricière ?
H.2 : Il a profité d’une occasion…
F.rit : Une souricière d’occasion ?
H.1 : Non, ne riez pas. Il parle sérieusement, je vous assure… Quelle souricière, dis-nous…
C’est en ce sens qu’on peut parler d’une vision totalitaire du langage chez Sarraute.
A laquelle H2 répond par la subversion à travers l’image de la taupe qui creuse ses souterrains sous les pelouses immaculées de ceux qui se vouent, tels H1, à la surface rassurante des mots.
H.2 : Oui, peur. Ça te fait peur : quelque chose d’inconnu, peut-être de menaçant, qui se tient là, quelque part, à l’écart, dans le noir… une taupe qui creuse sous les pelouses bien soignées où vous vous ébattez… Il faut absolument la faire sortir, voici un produit à toute épreuve : « C’est un raté. » « Un raté.
Ainsi, le langage est au cœur de l’œuvre de Sarraute. Que ce soient dans ses romans ou dans ses pièces. Dès son premier ouvrage, Tropismes, publié en 1939, ce qu’elle explore, c’est le rapport que nous entretenons avec les autres à travers le langage. Langage qui ne se contente pas des mots eux-mêmes mais bien sûr de la façon dont ils sont prononcés , les conditions dans lesquelles ils sont dits et leurs effets sur nous.
Ainsi Sarraute cherche ce qui fonde le malentendu et ses conséquences. C’est pour cela que ses personnages dissèquent chaque mot, chaque intonation.
Sarraute s’intéresse particulièrement à ce qui n’est pas explicitement exprimé mais ressenti. A travers ses choix d’écriture, elle explore et donne à voir les “tropismes” en action, ces mouvements psychologiques imperceptibles qui influencent nos interactions. Ainsi, les silences, les hésitations et les sous-entendus jouent un rôle crucial dans la pièce, souvent plus importants que les paroles elles-mêmes. Parce que ces tropismes ont un tel impact sur nous qu’ils peuvent modifier notre identité, notre propre perception de nous-mêmes.
Dans Pour un oui pour un non, les personnages interrogent leur compréhension mutuelle, sa limite… on voit bien la difficulté à comprendre réellement l’autre pour ce qu’il est. Il y a indubitablement de l’affection entre H1 et H2 et pourtant cela ne suffit pas à régler leurs différends. Sans doute parce qu’au fond ce qui est en jeu, c’est l’identité propre de chacun.
Or cette identité, elle dépend aussi des représentations de la société.
Dans le cas de Pour un oui pour un non, on voit bien qu’un regard social vient perturber la relation entre les deux amis.
Il y a sans cesse l’opposition entre conformité et marginalité.
Si H1 représente la conformité sociale, un homme soucieux de stabilité, de modération et qui construit son bonheur en fonction d’une image sociale acceptée, reconnue … Il n’en est pas de même pour H2 qui lui est présenté comme marginal qui vit seul, un poète « raté »…
L’identité que l’on donne à l’autre n’est donc pas propre à lui-même mais fortement influencé par son rejet ou son adhésion des normes sociales.
Les voisins que H2 va chercher comme « jurys » et qui sont qualifiés « d’intègres. Solides. Plein de bon sens. » vont trouver « excessif » le comportement de H2. Le personnage F dira de lui « il a l’air si agité » suggérant un état pathologique. Il remet ainsi en cause l’identité de H2, ce qu’il est vraiment mais qui n’est pas socialement totalement acceptable.
La question est de savoir comment on résiste à cette pression.
L’intonation employée par H1 qui déclenche l’éloignement d’H2 : « c’est bien… Ça » appartient d’une certaine façon au jugement social. À la non-reconnaissance de l’univers de l’autre. Et c’est bien ce qui éloigne H2, ce qui provoque en lui un effet repoussoir.
Le langage révèle comment l’identité est impactée par la société et ses représentations.
H2 incarne le conflit interne de tout individu qui veut rester lui-même tout en parvenant à s’insérer dans le groupe social. Finalement, l’animal social que nous sommes est sans cesse menacé de perdre son identité par les jugements implicites, les nuances de tonalité, les suspensions du langage qui lui sont adressés par les autres.
Vous aurez remarqué que les personnages n’ont pas de nom. Ils sont simplement désigné par lettre et un numéro : H1, H2, H3 et F. Quelques fois même chez Sarraute ils sont totalement asexués.
Tout d’abord cela participe de la volonté de destruction du personnage traditionnel balzacien, Le refus du stéréotype qu’on retrouve dans le Nouveau roman que Sarraute elle-même a théorisé dans L’Ere du soupçon en 1956. En privant ses personnages d’identité, en en faisant de simples « supports » elle en renforce l’universalité. Et cela permet aussi de se focaliser sur les mouvements intérieurs de la conscience des personnages. Ce qui intéresse Sarraute, je le rappelle, ce sont les tropismes, leurs mécanismes et leurs effets. Peu importe au fond qui sont les personnages ; ce qui compte c’est d’explorer les dynamiques relationnelles entre eux et les tensions psychologiques qui les habitent. La déconstruction des conventions théâtrales est au service d’une intention et cette intention, c’est de comprendre ce qui se joue dans les communications interpersonnelles.
H1
Personnage conventionnel et bourgeois, il apparaît comme modéré, raisonnable. Il tient à son bonheur matériel , à la structure familiale. Conforme et adapté aux normes sociales, il incarne la société bourgeoise et matérialiste. Il incarne la raison là où H2 incarne plutôt l’émotion. Il est aussi, ou de ce fait, beaucoup moins sensible aux subtilités du langage que son ami. Ainsi il ne semble pas prendre conscience de l’impact que ses paroles, son ton ont pu avoir sur H2; d’ailleurs il ne se souvient plus très bien de ce qui a provoqué la distance : « je l’ai sûrement dit en toute innocence. Du reste, je veux être pendu si je m’en souviens… J’ai dit ça quand ? ». Moins touché sans doute que son ami, il est celui qui est du côté du « oui » dans l’opposition finale de la pièce, suggérant ainsi une acceptation ou un compromis.
H2
Il accorde donc une importance plus grande à ce qui n’est pas dit: « le mot « condescendant ». Admets, je t’en prie, même si tu ne le crois pas, que ça y était, oui… La condescendance. Je n’avais pas pensé à ce mot. Je ne les trouve jamais quand il le faut… Mais maintenant que je l’ai, permets-moi… Je vais recommencer… »
Ou plus loin : « pourquoi tu le dis comme ça ? Avec cette ironie ? »
De plus, son expression est plus souvent interrompue par des silences ou des points de suspension.
C’est un artiste, ou au moins un contemplatif. Le passage du glacier que rappelle H1en témoigne: « Tu as stoppé toute la cordée. Et tu as dit, sur un ton… : « Si on s’arrêtait un instant pour regarder ? Ça en vaut tout de même la peine… ».Mais il refuse d’être « enfermé dans la section des poètes ». Il dit : « dès que je regarde par la fenêtre, dès que je me permets de dire « la vie est là », me voilà aussitôt enfermé dans la section des « poètes », de ceux qu’on place entre guillemets… Qu’on met au fers… »
C’est lui qui a choisi de s’éloigner et qui a interprété douloureusement le « c’est bien… Ça » de son ami. Et c’est lui qui incarnera le « non » à la fin de la pièce. Il apparaît donc homme plus exigeant, plus intransigeant aussi dans la relation.
H2 apparaît comme un personnage plus complexe, sensible et marginal, dont la sensibilité intensifie la perception aiguë du langage et des relations.
H3 et F
Les personnages H3 et F jouent un rôle secondaire mais leur fonction principale est celle de médiateurs et/ou de juges dans le conflit entre H1 et H2.
Appelés par leur voisin H2, ils sont là pour servir en quelque sorte de « jurés » improvisés , une sorte de « tribunal des voisins » qui serait capable d’apporter un regard objectif sur le conflit entre H1et H2 . Ils incarnent une sorte de jury populaire censé disposer de bon sens. Bon sens qui déciderait donc de ce qui est permis et de ce qui n’est pas permis:« Des gens normaux, des gens de bon sens, comme les jurés de cour d’assises ».….
Non seulement ils font apparaître le conflit comme dérisoire aux yeux d’observateurs extérieurs mais ils montrent aussi à quel point la complexité du conflit entre les deux personnages est incompréhensible pour qui n’est pas concerné. En tant que médiateurs, ils échouent lamentablement. Par contre, ils intensifient par leurs remarques, et leur échec, la tension dramatique : leur jugement, plutôt favorable à H1, renvoie H2 à son sentiment de solitude et d’être incompris.
Comment accéder à la vérité par le langage alors que le sens véritable se trouve la plupart du temps dans ce qui n’est pas explicitement exprimé ? Nous avons vu à quel point Bergson montrait que le langage était inadéquat pour exprimer des intériorités.
Il en est de même pour les personnages de Pour un oui ou pour un non. Ils cherchent avec difficulté le mot juste pour exprimer ce qu’ils ressentent. Mais le langage n’est pas toujours le meilleur vecteur pour y parvenir. Comment pouvons-nous réussir à interpréter les paroles de l’autre à travers le prisme de notre propre sensibilité, de notre expérience autrement qu’en créant notre propre vérité et non la sienne ?
Bref ! Langage et vérité ne font pas bon ménage. Et la conversation devient un champ de bataille, et les mots sont les mines sur lesquelles explose peu à peu l’amitié entre H1 et H2.
Au fil de la pièce, les mots au lieu de diminuer la tension, l’augmente. En effet, tout ce qui a été ressenti depuis des années mais qui n’a pas été dit remonte à la surface.
H.2 : Mon Dieu ! comme d’un seul coup tout resurgit… juste avec ça, ces guillemets…
H.1 : Quels guillemets ?
H.2 : Ceux que tu places toujours autour de ces mots, quand tu les prononces devant moi… « Poésie » « Poétique. » Cette distance, cette ironie… ce mépris…
H1 : Oui, tu ne le perds jamais. Tu as dû avoir le fol espoir, comme tout à l’heure, devant la fenêtre… quand tu m’as tapoté l’épaule… « C’est bien, ça… »
H.2 : C’est bien, ça ?
H.1 : Mais oui, tu sais le dire aussi… en tout cas l’insinuer… C’est biiien… ça… voilà un bon petit qui sent le prix de ces choses-là… on nele croirait pas, mais vous savez, tout béotien qu’il est, il en est tout à fait capable…
H.2 : Mon Dieu ! et moi qui avais cru à ce moment-là… comment ai je pu oublier? Mais non, je n’avais pas oublié… je le savais, je l’ai toujours su…
On assiste à un véritable duel entre H1 et H2.
Il y a sans cesse un double niveau dans la communication qui se marque par d’un côté le sens littéral des mots prononcés et de l’autre, la sous-conversation, c’est-à-dire les intentions, les émotions les non-dits qui se cachent dans cette communication.
Comment dès lors accéder à la vérité à travers le langage seul puisque l’essentiel d’une conversation peut se trouver justement dans ce qui n’est pas dit. Sarraute, comme Bergson avant elle, montre à quel point le langage est inadéquat à exprimer vraiment, profondément, la vérité des ressentis , des sentiments et des pensées.
Dans cette joute verbale, les personnages utilisent les mots pour tenter de prendre l’ascendant sur l’autre. Les questions, les interruptions, et les accusations deviennent des stratégies pour déstabiliser l’adversaire et affirmer sa supériorité. Le dialogue se transforme en un véritable combat où chaque mot est une tentative de dominer l’autre.
Les interruptions fréquentes, comme le montre cette réplique : “Non, attends, laisse-moi finir…”. Ces coupures révèlent une volonté d’imposer son discours au détriment de l’autre.
L’utilisation de questions rhétoriques pour déstabiliser l’interlocuteur, comme lorsque H1 demande : “Mais enfin quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?”
Les pauses soudaines dans le dialogue, les silences, créent une tension palpable, forçant l’autre à réagir ou à se justifier.
Ce silence peut rendre l’interlocuteur pareil à une marionnette : il n’est plus sujet de la parole mais l’objet du regard de l’autre, de celui qui se tait et dont on ignore la pensée profonde.
Les personnages laissent planer des sous-entendus, forçant l’autre à interpréter et potentiellement à se méprendre.
Le refus de répondre immédiatement peut être interprété comme une forme de résistance passive.
Les mots sont devenus des armes si puissantes qu’ils ont rendu impossible toute réconciliation.
Sarraute nous invite à réfléchir sur le poids de nos paroles et sur la fragilité des liens humains face à la puissance des mots.
Par ses choix d’écriture, Nathalie Sarraute parvient à exprimer les tropismes dans Pour un oui ou pour un non .
Le dialogue est fragmenté, plein de ruptures :
Les personnages s’interrompent fréquemment, hésitent, et changent brusquement de sujet.
L’utilisation fréquente de points de suspension traduit ces interruptions et hésitations dans le texte. ils matérialisent les non-dits et révèlent l’hésitation, l’embarras et les pensées inexprimées permettant au lecteur de percevoir ce qui se passe sous la surface du dialogue.
Par exemple, elle utilise fréquemment le dialogue fragmenté et l’aposiopèse qui interrompt brutalement une phrase sans que le locuteur ne la termine soit parce qu’il ne peut pas soit parce qu’il ne veut pas s’exprimer. C’est un moyen efficace par les nombreuses interruptions, signalées par les points de suspension, de révéler les hésitations et les non-dits :
“H. 1 : Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… je voudrais savoir…”
H1 : “D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi… comment j’aurais pu…”
“H. 2 : Eh bien… tu m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… quand je t’en ai parlé… tu m’as dit : “C’est bien… ça…””
Les phrases restent inachevées et signalent par là les hésitations, les doutes voire le malaise du personnage.
Elle utilise aussi très fréquemment les épanorthoses pour suggérer les obsessions des personnages et pour montrer comment il cherche le mot juste, comment il tente de nuancer sa perception et l’expression de celle-ci. C’est une recherche de justesse mais qui donne un discours haché.
“H. 2 : C’était… comment dire ?… une approbation… mais pas comme les autres… Une approbation… comment dire ?… condescendante.”
Cette répétition avec variation souligne l’importance de l’intonation et les nuances imperceptibles qui peuvent affecter le sens d’une phrase.
H2 : “un petit coin de votre œil tourné vers moi, un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple… si je me tends vers ça comme il se doit, comme chacun doit se tendre…”
Les questionnements sous forme d’interrogatives s’adressent au personnage lui-même ou à son interlocuteur et permettent de montrer le cheminement de la pensée
H. 2 : C’est bien… ça…
H. 1 : Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
H. 2 : Je dis : C’est biiien… ça…”
Ces procédés ne sont pas de simples effets stylistiques. Ils sont au cœur du projet de Sarraute, qui cherche à explorer les subtilités de la communication humaine et à révéler les tensions invisibles qui sous-tendent nos interactions quotidiennes. Ils permettent de créer l’atmosphère de malaise et d’incompréhension qui règne tout au long de la pièce.