L' ART

L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme.

 André Malraux

Charlotte Salomon

TABLE DES MATIERES

QUELQUES DEFINITIONS

En latin « ars », désignait « l’habileté acquise par l’étude ou la pratique ». Le mot peut donc s’appliquer à toutes les activités humaines qui impliquent la maitrise d’un savoir faire codé : art de la guerre, art oratoire, art d’être ceci ou cela…

Grotte de Lascaux

  Jusqu’au XVIIIème, le nom de celui qui pratique les arts est artisan. (de litalien artigiano.)

  Ce n’est donc que depuis le XVIIIème  siècle et parallèlement à l’apparition du mot « technique » que l’art est qualifié par le terme  « beaux-arts . Cest donc au XVIIIème siècle que la distinction entre artiste et artisan commence à se faire.  

QU'EST-CE QUE L 'ART ?

Au sens le plus général, l’Art est l’activité fabricatrice de l’homme, par opposition aux productions naturelles. Dès lors, comment le différencier de l’activité technique ? D’autant qu’il utilise lui aussi « une technique », c’est-à-dire « un ensemble de procédés permettant d’obtenir un résultat déterminé ».
Vitraux de Notre-Dame de Paris

L’art relève de ce qu’Aristote nommait « Poïêsis », c’est à dire « fabrication humaine » mais celle-ci n’est possible que grâce à la « techné » qui signifie « savoir-faire, habileté », car toute création humaine implique un savoir-faire.

Comment alors définir ce quest une oeuvre dart ? Dautant quen fonction des époques, la définition peut varier. Au XXI° siècle la question nest plus tout à fait la même quau XVII° ou XVIII°…

L’ART, UN ACTE DE CREATION

Si l’on excepte la création divine, si elle existe… Et la création de la nature, qui ne peut reproduire qu’elle-même, on peut considérer que la création artistique ne concerne que l’homme. C’est ce Aristote appelait la Poïêsis par opposition à la Praxis (action pure) et à la Théôria (pensée pure).  

Toutefois, la poésie n’est possible qu’avec la  Techné, « savoir-faire, habileté », puisque toute création humaine implique un savoir-faire. 

Mais la techné peut-on avoir une visée utilitaire, ce sera alors ce qu’on appelle communément la technique. Ou au contraire, ne pas viser l’utilité matérielle, mais plutôt l’abstraction ou le symbolique. Et là on parlera d’art.

Mais que faire alors du travail de l’artisan qui se situe précisément entre ces deux pôles ? 

WILLIAM BLAKE, LE DIEU ARCHITECTE, 1794

"QUAND Y-A-T-IL ART ?"

a) Une production qui fait intervenir la liberté

EMMANUEL KANT (1724-1804)

Si l’on en croit Emmanuel Kant, « on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté. »

En toute rectitude, on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté (…). Car, bien qu’on se plaise à qualifier d’œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire construits avec régularité), ce n’est que par analogie avec l’art ; dès qu’on a compris en effet que le travail des abeilles n’est fondé sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on accorde aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribue en tant qu’art.  »

Kant, Critique de la faculté de juger (1750)

Pour quil y ait « art », il faut donc quil y ait intention. Les abeilles nont pas une intention. Elles fabriquent ce pour quoi elles sont programmées. Elles ne savent rien faire dautre. .  Cest une activité innée et non une manifestation de lesprit. Pour Kant, on ne peut donc « appeler art » que la production par « liberté »

b) Des créations de l’esprit, porteuses de sens et d’idéal.

G.W.F HEGEL (1770 – 1831)

Contrairement à l’opinion commune, pour Hegel,  les œuvres d’art sont supérieures aux productions de la nature parce qu’elles sont des créations de l’esprit, porteuses de sens et d’idéal. Elles expriment de façon plus vive et plus claire ce qui est significatif dans la réalité. Elles ont une durée et une perpétuité que n’ont pas les êtres naturels périssables   

Il voit dans l’art une manifestation supérieure de l’esprit humain, capable de transcender la nature et d’exprimer l’idéal de façon unique, de manière plus élevée que toute existence réelle. L’essence de l’œuvre d’art réside  donc dans sa dimension spirituelle, non dans sa matérialité.

Auguste Rodin, Le Baiser

Il est permis de soutenir dès maintenant que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née et comme deux fois née de lesprit. Or autant lesprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature. Même, abstraction faite du contenu, une mauvaise idée, comme il nous en passe par la tête, est plus élevée que nimporte quel produit naturel ; car en une telle idée sont présents toujours lesprit et la liberté. »

Hegel, LEsthétique,1832

Ainsi pour Hegel, le beau artistique est plus beau que le beau de la Nature car il est le produit de la pensée, d’une pensée libre . Si les productions de l’esprit sont supérieures, c’est parce qu’elles sont l’expression de l’homme qui prend conscience de lui-même en se contemplant lui-même et en imprimant sa marque sur le monde. (voir ci-dessous l’exple de l’enfant qui fait des ronds dans l’eau). Tout homme agit sur le monde. Mais l’artiste est celui qui le spiritualise.

c) Un débordement des règles

ALAIN (Émile Chartier, 1868-1951)

Cette spécificité de l’oeuvre d’art peut tenir aussi au fait qu’il y a  distinction entre l’artiste et l’artisan par la nature du processus créatif dans l’art

         Si l’’artisan travaille selon une idée préconçue qui guide l’exécution, l’artiste, lui,  découvre l’œuvre au fur et à mesure de sa création.

Il ne peut pas prévoir entièrement son œuvre avant de la réaliser : l’idée émerge pendant le processus de création et l’artiste devient spectateur de sa propre œuvre en train de naître. C’est ce qui donne son caractère unique à l’œuvre d’art. Chaque œuvre d’art est singulière et ne peut être reproduite mécaniquement. Chacune possède sa propre “règle du Beau”. Cette règle est intrinsèquement liée à l’œuvre spécifique et ne peut être extraite ou généralisée. Et comme la beauté qui émerge dans une œuvre particulière ne peut pas être utilisée comme une formule ou un modèle pour créer d’autres, la “règle du Beau” n’apparaît que dans l’œuvre achevée et ne peut servir de modèle pour d’autres créations. 

Cette idée s’oppose à une conception formaliste de l’art, où des règles préétablies dicteraient ce qui est beau. Au contraire, elle souligne la nature intuitive et exploratoire de la création artistique.

Pablo Picasso

 Il reste à dire en quoi lartiste diffère de lartisan. Toutes les fois que lidée précède et règle lexécution, cest industrie. Et encore est-il vrai que loeuvre souvent, même dans lindustrie, redresse lidée en ce sens que lartisan trouve mieux quil navait pensé dès quil essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation dune idée dans une chose, je dis même dune idée bien définie comme le dessin dune maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens quune machine bien réglée dabord ferait loeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair quil ne peut avoir le projet de toutes les couleurs quil emploiera à loeuvre quil commence ; lidée lui vient à mesure quil fait ; il serait même rigoureux de dire que lidée lui vient ensuite, comme au spectateur, et quil est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et cest là le propre de lartiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même.

Un beau vers nest pas dabord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure quil la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. […] Ainsi la règle du Beau napparaît que dans loeuvre et y reste prise, en sorte quelle ne peut servir jamais, daucune manière, à faire une autre oeuvre.

  Alain, Système des Beaux-Arts, (1920), Livre I, Chap. VII

La spécificité de la création artistique tient au débordement des règles par lartiste. Ainsi l’œuvre dart prend forme au fur et à mesure, sous la main de lartiste. Aucune règle ne préside, à lavance, à lapparition du beau. Alain montre ici que lartiste ne possède pas une idée déterminée de l’œuvre quil réalise.   

L’ absence préalable didée et de règle fonde la réalisation dune œuvre et caractérise lart. Cest pourquoi l’œuvre dart est toujours singulière, là où, à linverse, l’œuvre technique, suivant un procédé de réalisation prédéfini, peut être reproduite à linfini. L’œuvre dart est caractérisée par la non-reproductibilité car la création artistique déborde les règles . Lartiste nest donc pas seulement un artisan car il ne fabrique pas seulement, il crée.  

Ce texte part du postulat que les artistes sont aussi et dabord des artisans : ils ont à apprendre les techniques nécessaires à la production doeuvres . Mais lessentiel de la création artistique est ailleurs : il est dans le débordement des règles, par quoi loeuvre prend forme au fur et à mesure quelle est produite;  lartiste est alors spectateur de lui-même

Ne sachant pas quelle beauté il poursuit, lartiste ne peut pas savoir non plus selon quelles règles il va latteindre.

Il en va tout autrement pour la production technique : la fonction de lobjet quil y a à produire détermine   dans lesprit de lartisan, le concept de cet objet ainsi que les règles à respecter pour sa production.

d) L'exemplification de l'objet

NELSON GOODMAN

Le statut d’œuvre d’art ne dépend pas nécessairement du lieu d’exposition ou de la désignation par un artiste : ces critères ne sont pas suffisants pour définir l’art de manière convaincante. L’originalité de Goodman c’est de se demander “Quand y a-t-il art ?” plutôt que “Qu’est-ce que l’art ?”

Pour lui, l’art doit être considéré comme une fonction plutôt qu’une propriété intrinsèque des objets puisqu’un objet devient une œuvre d’art lorsqu’il fonctionne d’une certaine manière comme symbole. Mais ce fonctionnement symbolique peut être temporaire et contextuel.

En effet, un même objet peut être une œuvre d’art dans certaines circonstances et pas dans d’autres (cf L’exemple de la pierre sur la route vs. Dans un musée illustre) Aussi, dans un contexte artistique, l’objet exemplifie certaines de ses propriétés (forme, couleur, texture), c’est-à-dire que quand un objet est placé dans un contexte artistique (comme un musée), notre attention est dirigée vers certaines de ses caractéristiques spécifiques. ce contexte nous invite à regarder l’objet différemment, en nous concentrant sur ses qualités esthétiques ou conceptuelles. Et Selon Goodman, c’est précisément cette « exemplification » qui transforme un objet ordinaire en œuvre d’art. Une pierre ordinaire sur la route a des propriétés de forme, couleur et texture, mais nous n’y prêtons généralement pas attention. La même pierre, placée dans un musée, exemplifie ces propriétés. Notre attention est attirée sur sa forme particulière, les nuances de sa couleur, les détails de sa texture. Ce n’est donc pas l’objet lui-même qui change, mais notre façon de le percevoir et d’interagir avec lui. L’exemplification transforme notre relation à l’objet, le faisant fonctionner comme une œuvre d’art. De ce fait, même une œuvre d’art reconnue peut perdre sa fonction artistique si elle est utilisée à des fins purement utilitaires.

César, Compression (Années 60)

Nelson Goodman, «Quand y a-t-il art ?» (1977), in Manières de faire des mondes

La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question «Quest-ce que lart ?» Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art «Quest-ce que lart de qualité ?», saiguise dans le cas de lart trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle saggrave encore avec la promotion de lart dit environnemental et conceptuel. Le pare-chocs dune automobile accidentée dans une galerie dart est-il une œuvre dart ? Que dire de quelque chose qui ne serait pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée – par exemple, le creusement et le remplissage dun trou dans Central Park1, comme le prescrit Oldenburg2? Si ce sont des œuvres dart, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des œuvres dart ? Sinon, quest-ce qui distingue ce qui est une œuvre dart de ce qui nen est pas une ? Quun artiste lappelle œuvre dart ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses nemportent la conviction.

 Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de lembarras provient de ce quon pose une fausse question – on narrive pas à reconnaître quune chose puisse fonctionner comme œuvre dart en certains moments et non en dautres. Pour les cas cruciaux, la véritable question nest pas «Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres dart ?» mais «Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre dart ?» – ou plus brièvement, comme dans mon titre3, «Quand y a-t-il de lart?». Ma réponse : exactement de la même façon quun objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre dart en certains moments et non en dautres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre dart parce que et pendant quil fonctionne dune certaine façon comme symbole. Tant quelle est sur une route, la pierre nest dhabitude pas une œuvre dart, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée dart. Sur la route, elle naccomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie4 certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage dun trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. Dun autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre dart si lon sen servait pour boucher une vitre cassée ou pour sabriter.

Nelson Goodman, «Quand y a-t-il art ?» (1977), in Manières de faire des mondestrad.  1992 

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e) Un statut d'objet particulier

HANNAH ARENDT, 1906 - 1975

Pour Arendt, la singularité de l’œuvre d’art  vient de :

– Sa permanence exceptionnelle puisque les œuvres d’art possèdent une durée qui peut atteindre une “immortalité potentielle”, les distinguant ainsi des autres objets fabriqués par l’homme.

 

Hannah Arendt

– Son indépendance des processus vitaux. Les œuvres d’art sont uniques car elles n’ont “aucune fonction dans le processus vital de la société”. Elles transcendent les besoins pratiques et utilitaires.

Création pour le monde, non pour l’homme. – Contrairement aux autres objets, les œuvres d’art sont créées pour le monde lui-même, destinées à survivre aux générations successives de mortels.  C’est pourquoi elles sont “les plus mondaines des choses”.

Enfin, elles sont « délibérément écartées des processus de consommation » et d’utilisation, les isolant ainsi de la sphère des nécessités humaines.

Les œuvres d’art ont donc un statut particulier puisque ce sont des objets qui transcendent le temps, l’utilité immédiate et les besoins humains, pour exister comme témoins durables de la créativité humaine dans le monde.

Arendt critique la façon dont la société de masse transforme la culture en un produit jetable, perdant ainsi sa valeur intrinsèque et sa capacité à enrichir durablement l’expérience humaine.

H. Arendt montre  la spécificité de l’œuvre dart par rapport aux autres productions humaines. Les œuvres dart se distinguent de toute autre production humaine par leur durée « Du point de vue de la durée pure, les œuvres dart sont clairement supérieures à toutes les autres choses » et aussi par leur inutilité puisque « elles sont les seules choses à navoir aucune fonction dans le processus vital de la société » et «Elles sont délibérément écartées des procès de consommation et dutilisation».

  Elles ont «une immortalité potentielle» parce quelles  survivent à lartiste, puis à la société à laquelle appartenait cet artiste. Mais elles peuvent être détruites ou perdues, et finiront aussi par disparaitre doù « une immortalité potentielle ».    

« Parmi les choses quon ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par lhomme, on distingue entre objets dusage et œuvres dart ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre dart. En tant que tels, ils se distinguent dune part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et dautre part, des produits de laction, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires quils survivraient à peine à lheure ou au jour où ils apparaissent au monde, sils n’étaient conservés dabord par la mémoire de lhomme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres dart sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que nimporte quoi dautre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à navoir aucune fonction dans le processus vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets dusage: mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et dutilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »           

Hannah Arendt, La Crise de la culture

Ces œuvres dart ont aussi comme caractéristiques dappartenir « au monde » Cest à dire à lensemble de lhumanité.  Dans lespace et dans le temps. 
La seule finalité de lart est donc d’être là, dexister dans le monde.  Ce nest pas un objet de consommation et ça ne doit pas le devenir. Car cest précisément parce que les œuvres nen sont pas, quelles ne servent « à rien », quelles durent !! Et si « elles sont délibérément écartées des procès de consommation et dutilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine »  , cest précisément pour quelles ne deviennent pas de simples objets de consommation. Il leur faut des espaces spécifiques qui demandent un effort pour les atteindre..et les comprendre. Sinon « La culture se trouve détruite pour engendrer le loisir » c’est à dire que a société de masse transforme la culture en un produit jetable, perdant ainsi sa valeur intrinsèque et sa capacité à enrichir durablement l’expérience humaine.

L'affaire Brancusi, 1926

QU'EST-CE QU'UN CHEF-D'OEUVRE ?

Les chefs-d’œuvre démontrent généralement une maîtrise exceptionnelle des techniques artistiques. L’artiste fait preuve d’une habileté remarquable dans l’exécution de son art, que ce soit en peinture, sculpture, musique ou toute autre forme d’expression artistique. Mais ce n’est pas suffisant à en faire un chef d’oeuvre ?

Le chef-d’œuvre apporte souvent quelque chose de nouveau et d’original à son domaine artistique. Il peut introduire de nouvelles techniques, styles ou idées qui influencent d’autres artistes et marquent un tournant dans l’histoire de l’art.

Par ailleurs il transcende souvent son époque et continue d’être apprécié et étudié longtemps après sa création.

Il a un impact significatif sur la culture et l’art, influençant d’autres artistes et restant pertinent à travers les générations.

 

 

 Les chefs-d’œuvre sont souvent uniques en leur genre, possédant des qualités qui les distinguent des autres œuvres de leur époque ou de leur style. Cette rareté contribue à leur statut spécial dans l’histoire de l’art.

En fait, le statut de chef-d’œuvre est attribué aux œuvres qui excellent non seulement par leur qualité technique, mais aussi par leur capacité à innover, à émouvoir, à influencer et à résister à l’épreuve du temps.

QU'EST-CE QU'UN GENIE ?

Cest à la Renaissance que se développe le concept de génie. Il est hérité de lAntiquité, cest lidée de « fureur divine » , dinspiration que lon retrouvera chez les auteurs de la Pléiade. Au Moyen Âge, cette idée était impensable. Seul Dieu était créateur. 

Voici la position de Kant (18ème) :


–   
 loriginalité : Le génie possède une originalité fondamentale, produisant des œuvres pour lesquelles “aucune règle déterminée ne peut être donnée”. Cette originalité va au-delà des règles établies et crée de nouvelles normes artistiques.

 

–  « un don naturel » : Le génie produit sans savoir comment il produit, comme le disait Picasso. Il ne cherche pas, il trouve. Contrairement à lartisan, lartiste de génie ne contrôle pas ses opérations de production
Le génie est considéré comme un “don naturel” ou une “prédisposition mentale innée”. C’est une faculté qui ne peut être enseignée ou apprise par des règles.   La création se fait de manière spontanée et intuitive, sans suivre des règles préétablies.

Exemplarité : Ce qui caractérise l’œuvre du génie, cest son exemplarité. Les œuvres du génie servent de modèles et établissent de nouvelles normes pour les autres artistes. Elles sont exemplaires sans être simplement imitables. ce qui différencie l’œuvre du génie dans les beaux-arts, du génie scientifique cest… quaucune découverte scientifique nest vraiment originale car elle aurait pu être faite par un autre   savant, mais la Pietà ne peut être que l’œuvre de Michel-Ange et La Recherche  du temps perdu ne peut être que l’œuvre de Proust ! L’œuvre est une « exclusivité esthétique », unique, inimitable parce que sa règle est réinventée à chaque fois.

Idées esthétiques : Le génie a la capacité de présenter des “idées esthétiques” qui stimulent l’imagination et la réflexion du spectateur. Ces idées vont au-delà des concepts déterminés et ne peuvent être pleinement exprimées par le langage.

Donc le génie kantien se distingue par sa capacité à créer des œuvres originales et exemplaires, à exprimer des idées esthétiques profondes, et à servir d’intermédiaire entre la nature et l’art, le tout de manière innée et largement inconsciente.

Néanmoins  Kant  (contrairement à Hegel)  déprécie la beauté artistique au profit de la beauté naturelle . Il se rapproche de Platon et de Rousseau pour lesquelles lart est toujours du côté de lartifice, de la vanité, de lillusion, de la tromperie… Kant va donc sefforcer de naturaliser lart : puisque lart est  le produit dun sujet qui est lui même nature. 
« Le paysage se pense en moi écrit Cézanne et je suis sa conscience ». Lartiste devient un voyant, un traducteur…Lartiste devient celui qui puise dans le fond de l’être, celui qui dit, qui montre, qui donne à voir. Il nest plus celui qui fait, il est celui qui « voit ». Kant annonce le romantisme …
C
est donc la nature elle-même qui a voulu lhomme « parlant » et cest elle qui se dit à travers les figures de lart …

Mais l’inspiration sans travail n’a jamais rien produit de grand…

 

   « Les artistes ont intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les carnets de Beethoven, qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. (…) Tous les grands hommes sont de grands travailleurs. Infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger. »

            Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, 1878

 

A QUOI SERT L’ART ?

Une œuvre d’art se compose d’éléments perceptibles par les sens (visuels, auditifs, etc.) qui évoquent des objets concrets ou abstraits, réels ou imaginaires. Cependant, ce qui distingue une œuvre d’art d’autres formes de communication, comme la publicité, c’est sa dimension subjective et personnelle.

Au-delà de la simple représentation, une œuvre d’art exprime des émotions, des sentiments ou des points de vue. Par exemple, deux œuvres représentant la mort peuvent transmettre des émotions radicalement différentes : un soulagement, un résurrection, un effroi…

Ainsi, alors que la représentation vise l’objectivité, l’expression artistique est intrinsèquement subjective.  

L'ART DOIT-IL IMITER ?

L’œuvre peut consister en une imitation médiocre de la réalité, sorte de photographie   mais sans réel projet esthétique. Cest un peu la croute du peintre du dimanche… Cest une tentative de reproduction du monde mais toujours inférieur, comme dirait Hegel, à la réalité.  Il ny a pas dintention, pas desprit.
 Mais il peut s
agir aussi dune volonté de montrer « à travers un tempérament » un coin du monde. On pense alors aux œuvres de Zola , aux oeuvres   des réalistes du 19e.  
Plus proche de nous, c
est lhyperréalisme américain  dénonçant la société de consommation.  

PLATON ET L'IMITATION

Pour Platon, lart reste lillusion dune  illusion.

Pour lui, il existe deux mondes. Le monde sensible ( monde trompeur- voir allégorie de la caverne) et le monde Intelligible(monde des idées- qui est celui de la vérité et de la réalité). C’est dans le monde Intelligible que se trouvent les idées parfaites des choses. Et c’est à lui qu’il faut se référer et accéder (Le philosophe est celui qui en connait le chemin et peut y conduire les hommes)

Il s’agit d’un royaume immatériel, éternel et immuable, distinct du monde sensible perçu par nos sens.

Ce monde contient les Formes ou Idées, qui sont les archétypes parfaits et universels de toutes les choses existantes. Elles sont abstraites, parfaites et inchangeables : la Beauté, la Justice, le Cercle parfait… Elles représentent la véritable réalité, dont le monde physique n’est qu’une imitation imparfaite. Le monde intelligible  est accessible uniquement par l’intellect et la raison, non par les sens, qui sont trompeurs. La philosophie est donc le moyen d’atteindre la connaissance de ce monde.

 

Et comme pour Platon, l’art est essentiellement une imitation (mimesis) de la réalité sensible, elle-même une copie imparfaite des Formes idéales, il considère l’art comme doublement éloigné de la vérité. Il critique l’art en tant que copie – qui vaut moins que son original – et en tant que discours enchanteur – il nous ment parce qu’il   fait appel aux émotions plutôt qu’à la raison. Ainsi  l’art nous éloigne du Vrai et du Bien. En fait, il le considère principalement comme une forme inférieure de connaissance par rapport à la philosophie, et potentiellement dangereuse si elle n’est pas correctement encadrée. 

Dans Les Lois, il recommande même de « chasser les poètes de la cité ». Mais s’il approuve la censure, il ne rejette pas tous les arts : formé à l’école de Pythagore qui trouva les lois de l’harmonie, il estime que la musique a une grande valeur pédagogique et qu’elle élève l’âme.  

Platon, La République (Les trois lits)

Socrate – Il y a donc trois espèces de lit ; lune qui est dans la nature, et dont nous pouvons dire, ce me semble, que Dieu est lauteur ; à quel autre, en effet, pourrait-on lattribuer ?

Glaucon – A nul autre

Socrate – Le lit du menuisier en est une aussi

Glaucon – Oui

Socrate – Et celui du peintre en est encore une autre, nest-ce pas ?

Glaucon – Oui

Socrate – Ainsi le peintre, le menuisier, Dieu, sont les trois ouvriers qui président à la façon de ces trois espèces de lit. []

Donnerons-nous à Dieu le titre de producteur de lit, ou quelquautre  semblable ? Quen penses-tu ?

Glaucon – Le titre lui appartient, dautant plus quil a fait de lui-même et lessence du lit, et celle de toutes les autres choses.

Socrate – Et le menuisier, comment lappellerons-nous ? Louvrier du lit, sans doute ?

Glaucon – Oui

Socrate – A l’égard du peintre, dirons-nous aussi quil en est louvrier ou le producteur ?

Glaucon – Nullement

Socrate – Quest-il donc par rapport au lit ?

Glaucon – Le seul nom quon puisse lui donner avec le plus de raison, est celui dimitateur de la chose dont ceux-là sont ouvriers.

[]

Socrate – Le peintre se propose-t-il pour objet de son imitation ce qui, dans la nature, est en chaque espèce, ou plutôt ne travaille-t-il pas daprès les œuvres de lart ?

Glaucon – Il imite les œuvres de lart.(…)

Socrate – Pense maintenant à ce que je vais dire ; quel est lobjet de la peinture ? Est-ce de représenter ce qui est tel, ou ce qui paraît, tel quil paraît ? Est-elle limitation de lapparence, ou de la réalité ?

Glaucon – De lapparence.

Socrate – Lart dimiter est donc bien éloigné du vrai ; et la raison pour laquelle il fait tant de choses, cest quil ne prend quune petite partie de chacune ; encore ce quil en prend nest-il quun fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne lempêchera pas, sil est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant du doigt un charpentier quil aura peint, de sorte quils prendront limitation pour la vérité.

Glaucon – Assurément.

Platon, La République, (Les trois lits) 

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Dans ce texte extrait de La République, Platon inventorie trois sortes de lits :

a) LIdée du lit, dans le monde Intelligible (dimension divine). Cest le lit absolu. Le « vrai » lit. (Il nen existe quune seule forme)

b) Le lit de lartisan, le lit de lartisan traduit dans la matière le lit idéal. Il imite la forme. Il nest lit que par ressemblance avec lIdée du lit . (Il  en existe plusieurs formes).Mais il garde unlien avec « lessence » du lit idéal

c) Le lit de lartiste nest plus un lit puisquil ne représente qu’ « une petite partie du lit ». Cest une imitation de lapparence du lit de lartisan qui est déjà lui-même une apparence. Le lit de lartiste na donc plus rien à voir avec lessence du lit. Le lit de lartiste imite lapparence sensible. Aussi on ne pourra atteindre lidée du lit grâce au lit de lartiste

 En fait, la représentation du lit par lartiste nous égare, nous trompe, nous éloigne de la vérité du lit. Cest pourquoi lartiste représente un danger.

 

ARISTOTE ET L'IMITATION

Contrairement à Platon qui considère l’art comme une imitation du monde sensible qui nous éloigne de la vérité et du bien, Aristote perçoit l’imitation comme un processus créatif et non une simple copie. Il considère que l’art imite la nature dans son essence plutôt que dans son apparence. et voit l’imitation comme une caractéristique fondamentale de l’être humain et un moyen d’apprentissage.En fait, il attribue à l’art une valeur cognitive et cathartique.

Enfin, si Platon craint l’influence corruptrice de l’art , Aristote reconnaît son potentiel éducatif. Et il y voit un moyen de purification émotionnelle (catharsis).

 

 

  • L’imitation est naturelle à l’homme dès l’enfance
  • Les hommes prennent plaisir aux imitations

L’homme se distingue des autres animaux par sa grande capacité d’imitation, qui lui permet d’acquérir ses premières connaissances

Nous aimons contempler des images  qui nous seraient insupportables dans la réalité (animaux vils, cadavres)

Les images plaisent car elles permettent d’apprendre et de reconnaître ce qu’elles représentent

Si on connaît l’objet représenté, le plaisir vient de la reconnaissance (imitation)

Si on ne connaît pas l’objet, le plaisir vient de l’exécution artistique (couleur, technique, etc.)

La poésie* semble bien devoir en général son origine à deux causes, et deux causes naturelles. Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (lhomme diffère des autres animaux en ce quil est très apte à limitation et cest au  moyen de celle-ci quil acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations.

Un indice est ce qui se passe dans la réalité : des êtres dont loriginal fait peine à la vue, nous aimons à en contempler limage exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple les formes des  animaux les plus vils et des cadavres.

Une raison en est encore quapprendre est très agréable non seulement aux philosophes mais pareillement aussi aux autres hommes ; seulement ceux-ci ny ont quune faible part. On se plaît à la vue des images parce quon apprend en les regardant et on déduit ce que représente chaque chose, par exemple que cette figure cest un tel. Si on na pas vu auparavant lobjet représenté, ce nest plus comme imitation que loeuvre pourra plaire, mais à raison de lexécution, de la couleur ou dune autre cause de ce genre.

Aristote, Poétique, 4, 1448 b, Éd. Les Belles Lettres

Pour Aristote, il s’agit d’imiter ce qui est parfait dans la nature.  À la Renaissance, pour Vinci, c’est la nature qui donne a l’art ses modèles et l’artiste est celui qui est capable de voir  la perfection de la forme et qui va tenter de l’imiter.       

 Mais l’esthétique de la mimesis n’a jamais été une invitation à reproduire le réel, le propos aristotélicien disant que « l’art imite la nature ou l’achève» signifiant que l’artiste doit être un aussi bon artiste que la nature pour porter à l’expression ce qu’il cherche à en montrer. Or pour rivaliser avec la nature, il faut savoir lui être infidèle. Le corps humain n’a jamais eu les proportions de la statuaire grecque mais ce sont ces proportions qui en montrent la force et l’harmonie. L’homme qui marche  n’a jamais eu les deux pieds rivés au sol, comme dans l’œuvre de Rodin, mais sans cette ruse, le mouvement serait suspendu. L’art est un mensonge qui dit la vérité ; tous les artistes le proclament à leur façon. La servile reproduction ne dévoile rien. Quel intérêt aurait une activité se contentant de reproduire ce qui se donne à la perception immédiate ? 

Si Platon rejette l’imitation parce qu’il y voit une apparence trompeuse qui nous éloigne du chemin de la vérité, en revanche pour Aristote « Imiter est naturel aux hommes ».

Il appartient à Aristote d’avoir souligné que l’idée d’imitation dans l’art n’est absolument pas le signe d’une activité inférieure. Si la mimèsis est condamnée par Platon dans La République, livre III, 393-398, et livre X, 595-608, elle apparaît ici comme une tendance naturelle aux hommes qui apporte plaisir et connaissance. Il importe de remarquer que, pour Aristote, la mimèsis n’est pas une pure copie ; elle participe d’une transposition, voire d’une idéalisation qui donne à l’art poétique son caractère exemplaire.

 

Rodin Auguste (1840-1917). Paris, musée d'Orsay. RF4094.
Auguste Rodin, L'Homme qui marche

GEORG WILHELM FRIEDRICH HEGEL (1770-1831)

“Un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant”.

Dans son Esthétique, Hegel présente une critique de la conception de l’art comme simple imitation de la nature.

Il critique l’opinion courante sur l’art. Hegel commence par exposer la conception populaire de l’art, qui le réduit à une imitation fidèle de la nature. Selon cette vision, le but de l’art serait de reproduire avec exactitude les objets naturels, et la satisfaction esthétique proviendrait de la réussite de cette reproduction.

Pour Hegel, cette définition de l’art est trop restrictive. Elle ne lui assigne qu’un “but tout formel” de reproduction du monde extérieur, sans considérer d’autres dimensions possibles de la création artistique.

Hegel souligne que la simple reproduction de la nature est un “travail superflu” : les éléments représentés dans l’art (animaux, paysages, situations humaines) sont déjà présents dans notre environnement quotidien, rendant leur imitation artistique redondante et jamais à la hauteur de la réalité puisque l’art, lorsqu’il se limite à l’imitation, ne peut pas rivaliser avec la nature. Il utilise une métaphore frappante pour illustrer ce point : l’art imitatif serait comme “un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant”.

Bien que non explicitement formulée dans cet extrait, la critique de Hegel suggère qu’il conçoit l’art comme ayant une fonction plus noble que la simple imitation. Il laisse entendre que l’art devrait transcender la reproduction fidèle de la nature pour atteindre un but plus élevé.

  Hegel rejette la conception de l’art comme simple mimesis, la jugeant insuffisante et superficielle. Il ouvre ainsi la voie à une réflexion plus profonde sur la nature et la fonction de l’art, au-delà de la simple reproduction du réel.

Hegel, Esthétique, Introduction : Chap. I, Section II

Cest un vieux précepte que lart doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez Aristote. Quand la réflexion nen était encore qu’à ses débuts, on pouvait bien se contenter dune idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de lidée ayant, dans son développement, sa place comme tant dautres moments.

      Daprès cette conception, le but essentiel de lart consisterait dans limitation, autrement dit dans la reproduction habile dobjets tels quils existent dans la nature, et la nécessité dune pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à lart un but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont lhomme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel quil y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature. Cest que lart, limité dans ses moyens dexpression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir lapparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsquil ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner limpression dune réalité vivante ou dune vie réelle : tout ce quil peut nous offrir, cest une caricature de la vie.

Hegel, Esthétique, Introduction : Chap. I, Section II

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Pour Hegel, il est clair que la fonction de lart nest pas limitation. Il sagirait alors de refaire en moins bien, ce qui existe déjà. Lart produirait alors des « illusions unilatérales » (cest-à-dire ne  pouvant être saisie quavec la vue, ou louie). Ce qui confinerait lart dans un but purement formel et le limiterait à ne nous offrir quune « caricature de la vie ». Or pour Hegel, lart doit être lexpression de lesprit.

 Dans son Introduction à lesthétique, Hegel évoque « les idées courantes sur lart ». La première de ces idées est « limitation de la nature », idée quil fait remonter notamment à Aristote.   Hegel souligne linsuffisance du concept dimitation pour penser lessence de lart.

 On peut relever les critiques suivantes à propos de lart comme imitation :
•    Hegel souligne dabord quil sagit dune conception dépassée, correspondant à un moment de lidée 
•    il sagit dune idée inutile car il ny a aucune raison à vouloir représenter ce qui existe déjà et parce que le résultat ne peut être quinférieur à loriginal   (Hegel reprend en un sens la critique de Platon) ;

•    linvention y est absente  

 En indiquant quun art qui vise limitation nest quune caricature de la vie, Hegel souligne limperfection de toute imitation par rapport à la réalité. Lartiste ne peut pas, par ses propres moyens techniques, parvenir à reproduire ce que fait la nature, la vie, et qui est perceptible par tous les sens. Son oeuvre sera donc toujours grossière (à grands traits) par rapport à la réalité naturelle, cela à limage dune caricature. Ainsi, un tableau ne donne quune vision « aplatie » dun paysage, sans profondeur réelle, sans les « bruits » de la nature réelle

L'ART : UN REVELATEUR ?

GEORG WILHELM FRIEDRICH HEGEL (1770-1831)

Dans l’œuvre se manifeste l’esprit humain. L’art ne peut donc pas être qu’une reproduction fidèle de la réalité. Ce qui nous renvoie, c’est notre perception subjective du monde

En somme, l’art agit comme un révélateur de notre monde intérieur, nous permettant de mieux comprendre notre propre humanité et les nuances de notre expérience subjective.

 

Hegel, Esthétique

« Éveiller l’âme : tel est, dit-on, le but final de l’art, tel est l’effet qu’il doit chercher à obtenir. (…)  

Il nous procure, d’une part, l’expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas, et ne nous fera peut-être jamais connaître : les expériences des personnes qu’il représente,et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plusprofondément ce qui se passe en nous-mêmes. D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible àl’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue lapoitrine humaine et agite l’esprit humain. C’est ce que l’art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l’apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l’instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment et la conscience de quelque chose de plus élevé.

 

C’est ainsi que l’art renseigne sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : telle est la devise qu’on peut appliquer à l’art. »

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L'ART COMME DEVOILEMENT DU MONDE

Il y a parmi les peintures des grottes de Lascaux (18 000 ans d’âge !) la représentation dune sorte de licorne. Georges Bataille y voit, dans Lascaux ou la naissance de lart (1955), « une part de rêve qui ne correspond plus au désir dune chasse heureuse ». Lart ici lemporte sur le rite, sur les incantations de chasseurs avides de tuer le gibier. Ainsi, lhomme de Lascaux, par sa vision stylisée de lanimal, nie le monde existant et manifeste le désir de faire naître ce qui nexiste pas: il laisse sur la pierre la première trace du génie créateur de lhomme.(Source Philomag) 

HENRI BERGSON 1859 -1941

L’œuvre d’art nous permet de voir ce que d’ordinaire on ne sait pas voir. Il permet un dévoilement. Par l’art « une extension des facultés de percevoir est possible » (Bergson ). Il est donc un révélateur. Et il révèle ce qui est.   Mais s’il révèle ce qui est, c’est que ce que l’artiste donne à voir ce n’est donc pas une invention, ce n’est pas une réalité qu’il réinvente : L’art renvoie à l’expérience humaine universelle.

 

 « Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »

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 « Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir.(…)
Le peintre l’a isolée; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui-même. »
 
Bergson in La pensée et le mouvant.

La vocation de l’art consiste à déchirer les apparences qui dissimulent sous leur abstraction le concret pour faire apparaître ce qui n’apparaît pas à la perception banale.

Pour Bergson ce qui se passe dans l’art est comparable à ce qui se passe pour l’image photographique. Le bain dans lequel on  plonge la pellicule pour faire apparaître l’image, il ne la crée pas , il ne fait que la révéler mais sans la solution nécessaire à la fixation de l’image, celle-ci demeurerait invisible.
Ainsi en est-il de l’art. L’artiste n’invente pas la réalité qu’il donne à voir mais sans lui elle demeurerait invisible.
  Et, de manière paradoxale, si l’
artiste est le révélateur du réel, c’est parce qu’à la différence des autres hommes, il y est moins « attaché ». Il est, dit-on, « un distrait », un « idéaliste »

Il a une manière d’être présent au monde donnant le sentiment de l’absence.     Chez lui le détachement   n’est pas volontaire  il est un état « naturel ».
Pour le commun des mortels, vivre c’
est agir.   Nous avons des besoins à satisfaire, des intérêts vitaux et nous sommes tout naturellement enclins à ne saisir du réel que ce qui est en rapport avec ces besoins et ces intérêts matériels. L’arbre en fleurs est pour le paysan la promesse d’une bonne récolte, il n’en perçoit que ce qu’il lui est utile d’en percevoir. Sa perception est intéressée, ses préoccupations le détournant de regarder l’arbre à la manière du peintre Bonnard. Ce dernier ne le voit pas pour ce qu’il pourra en tirer, il le voit pour lui-même.   Aux nécessités de l’action structurant la perception des uns, s’oppose l’attitude contemplative de l’autre. 

 

Il est donc bien vrai que lart donne à voir. « Il nimite pas le visible, il rend visible » disait Klee. Il ouvre sur un monde qui, en un certain sens, est bien le monde de tel ou tel artiste.   Mais si ce monde était purement subjectif, loeuvre ne nous parlerait pas.
Il en est de même en littérature. Si le poète ou le romancier ne savait pas donner à son expérience une dimension universelle, nous ne serions pas émus. Il nous permet de découvrir quelque chose de nous, que nous portions en nous intuitivement mais qui en même temps nous était inaccessible  et qui nous est révélé dans l’œuvre.

Henri Bergson. La pensée et le mouvant, 1938.  

« A quoi vise lart, sinon à nous montrer, dans la nature et dans lesprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous nobservions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce quils nous disent dautrui. Au fur et à mesure quils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle limage photographique qui na pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. […]

Remarquons que lartiste a toujours passé pour un «idéaliste ». On entend par là quil est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. Cest, au sens propre du mot, un «distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et dagir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de laction tendent à limiter le champ de la vision.

Henri Bergson. La pensée et le mouvant, 1938.  

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L'ARTISTE EST UN TRADUCTEUR

MARCEL PROUST (1871-1922)

Lart, cest lhomme affranchi de lordre du temps”   Marcel Proust

Pour Marcel Proust, comme pour Bergson, lart  est une forme de dévoilement de lexistence. Lart démultiplie notre perception et nous ouvre à la pluralité du réel. Lart nest pas seulement ce qui nous permet de nous évader du réel. Il est aussi ce qui nous ouvre au réel et nous apprend à le voir.

     “… je mapercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain na pas, dans le sens courant, à linventer, puisquil existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche dun écrivain sont ceux dun traducteur.”

Proust, A La Recherche du Temps perdu

Marcel Proust exprime l’idée que  le “livre essentiel” existe déjà. Il n’est pas à inventer de toutes pièces. Il est déjà présent en chacun de nous, comme une vérité intérieure latente.

Aussi, le rôle de l’écrivain, selon Proust, n’est pas de créer ex nihilo, mais de “traduire” ce livre intérieur. Cette métaphore de la traduction suggère que l’écrivain doit  décoder et interpréter les expériences, émotions et pensées enfouies en lui puis transposer ces éléments intangibles en un langage compréhensible et communicable

En parlant du “seul livre vrai”, Proust souligne que la vérité littéraire réside dans l’authenticité de l’expérience personnelle de l’auteur, plutôt que dans l’invention pure. Et ien que ce livre intérieur soit personnel, Proust suggère qu’il existe “en chacun de nous”, impliquant une forme d’universalité dans l’expérience humaine que l’écrivain doit révéler.

Cette conception présente l’écriture comme un processus d’exploration et de découverte de soi, plutôt que comme une simple création imaginative. Le défi pour l’écrivain est de rendre lisible et partageable ce qui est d’abord intime et obscur.

Proust redéfinit donc le rôle de l’écrivain comme celui d’un traducteur  entre son monde intérieur et le lecteur, chargé de révéler des vérités universelles à travers l’exploration et l’expression authentique de son expérience personnelle.

 

C’est par l’art que cette traduction est possible car il permet de dépasser les limites de notre perception individuelle. Il nous offre la possibilité de “sortir de nous” et d’accéder à des perspectives différentes de la nôtre.

L’art nous permet de découvrir des “univers” et des “paysages” qui nous seraient autrement inaccessibles, comparables à des mondes aussi lointains que la lune. Grâce à l’art, notre vision du monde se démultiplie. Chaque artiste original nous offre une nouvelle façon de percevoir et d’interpréter la réalité. Une réalité multiple qui  enrichit ainsi notre compréhension de la réalité.

 De plus, l’art transcende le temps. Même longtemps après la disparition de l’artiste, son œuvre continue d’influencer et d’éclairer notre perception du monde. Le “rayon spécial” émis par les œuvres de Rembrandt ou Vermeer, suggère que l’art révèle des aspects de la réalité qui ne sont pas immédiatement perceptibles.

« Par lart seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui nest pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux quil peut y avoir dans la lune. Grâce à lart, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant quil y a dartistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à linfini, et, bien des siècles après que sest éteint le foyer dont il émanait, quil sappelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial ».

Marcel Proust, (1871-1922), in Recherche du temps perdu 

Donc  la littérature est la “vraie vie”, la seule qui soit réellement vécue. Parce qu’elle permet de découvrir et d’éclaircir une dimension profonde de notre existence qui, autrement, resterait cachée, inaccessible. C’est le travail  artistique qui nous permet d’accéder aux expériences du passé potentiellement significatives, mais qui restent inexploitées.

 Ainsi, le style d’un écrivain n’est pas une simple technique, mais une façon unique de percevoir le monde.et de le partager ; l’art nous permet de sortir de nous-mêmes et d’accéder à la vision du monde d’autrui. Chaque artiste original offre un nouveau monde à explorer, enrichissant ainsi notre expérience de la réalité. Et même longtemps après la disparition de l’artiste, son œuvre continue d’éclairer notre perception du monde de manière unique. Proust présente l’art, et particulièrement la littérature, comme un moyen essentiel de découvrir la réalité authentique de notre existence et d’accéder à une multiplicité de perspectives sur le monde, transcendant ainsi les limites de notre expérience individuelle.

Marcel Proust, (1871-1922), in Recherche du temps perdu 

La grandeur de lart véritable, (…) c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et dimperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cest la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez lartiste. Mais ils ne la voient pas parce quils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré dinnombrables clichés qui restent inutiles parce que lintelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative quil y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, sil ny avait pas lart, resterait le secret éternel de chacun. Par lart seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui nest pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux quil peut y avoir dans la lune. Grâce à lart, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant quil y a dartistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans linfini, et bien des siècles après quest éteint le foyer dont il émanait, quil sappelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. 

Marcel Proust, (1871-1922), in Recherche du temps perdu 

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Le texte souvre sur lidée, paradoxale, que le plus souvent, nous nous ignorons nous-mêmes, nous méconnaissons cette intimité, cette richesse de notre monde intérieur. Parce que nous sommes envahis par la connaissance conventionnelle”, qui se départit des nuances et vit de préjugés et de lieux communs. Or pour Proust, cest par lart que nous pouvons nous révéler à nous mêmes et aux autres. Et ce que lart révèle de nous, cest précisément notre part la plus intime, notre réalité authentique, ce qui fait que nous sommes qui nous sommes et non un autre. Cest la finalité de lart.
Et si la vraie vie, cest la littérature”, ce qui peut aussi sembler paradoxal, puisque la littérature relève de limaginaire, du fictif- cest que la littérature (et lart) est lexpression de notre vie intérieure.

L’ART COMME REVELATEUR DE LA VERITE ?

MARTIN HEIDEGGER (1889-1976)

Heidegger voit l’art comme un moyen de dévoiler la vérité profonde des choses, au-delà de leur simple apparence. Le tableau de Van Gogh intitulé Les Souliers ne se contente pas de représenter des chaussures, il révèle leur essence et leur signification dans le monde du paysan. L’œuvre devient ouverture sur un monde apparemment absent et sur tout un univers de sens et d’expériences. À travers ces simples chaussures, c’est tout le monde du paysan qui se déploie : son labeur, sa relation à la terre, ses inquiétudes et ses joies.

Heidegger souligne donc la capacité de l’art à évoquer des sensations, des émotions et des réalités qui vont bien au-delà de ce qui est directement représenté. Les chaussures deviennent un symbole chargé de significations multiples. Le philosophe insiste sur le fait que la rencontre avec l’œuvre d’art nous “transporte ailleurs”, modifiant notre perception habituelle du monde. L’art a le pouvoir de nous faire voir les choses différemment.

Donc pour Heidegger, l’art ne se contente pas de représenter le réel, il nous fait accéder à une vérité plus profonde sur l’être des choses. Les chaussures peintes nous révèlent ce qu’elles sont “en vérité”, au-delà de leur simple fonction utilitaire. Ainsi Heidegger présente l’art comme un moyen privilégié d’accéder à la vérité de l’être, capable de révéler des dimensions cachées de notre existence et de transformer notre compréhension du monde. L’art est donc un révélateur

Dans   LOrigine de loeuvre dart   (1935), Heidegger prend lexemple, devenu célèbre, des Vieux Souliers aux lacets (1886) de Van Gogh. La modernité du tableau et sa valeur tiennent au fait que Van Gogh na pas présenté ces souliers dans un contexte qui leur assigne, logiquement – et utilitairement – leur signification : « autour de cette paire de souliers de paysan, il ny a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien quun espace vague » (Chemins qui ne mènent nulle part, pp.33-34). Cela ne signifie nullement que ces chaussures restent enfermées dans leur muette présence, au contraire. Mais ce quelles ont à nous dire ne porte pas sur une situation, une histoire, ou un scénario. Ce quelles ont à nous dire est plus fondamental. Peints par Van Gogh, les souliers dévoilent l’être dont ils proviennent.
    
Van Gogh, Les Souliers

Dans lobscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe lappel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus delle-même dans laride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre de nouveau au besoin, langoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à labri dans le monde de la paysanne (…).

 Nous navons rien fait que de nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. Cest lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être. L’œuvre dart nous fait savoir ce quest en vérité la paire de souliers » 

Heidegger, Lorigine de l’œuvre dart, in Les Chemins qui ne mènent nulle part, 1936

Heidegger se réfère dabord  à un simple objet manufacturé,   « un produit connu : une paire de souliers de paysan ».  Objet qui est rattaché à son utilité : « Un tel produit sert à chausser le pied ».Mais lart nest pas  une simple imitation du réel. Et pour Heidegger, ce que nous allons voir dans cette représentation des chaussures, cest le monde familier du paysan… Il nous en montre la vérité parce que l’œuvre va engendrer un réseau de significations. Elle va  permettre louverture à un monde quelle porte en elle.
 L’œuvre va se dévoiler, révéler la réalité. Lillusion des chaussures va aboutir à un absolu. 
Ainsi, ces chaussures de Van Gogh, abîmées, usées, salies, trouvent leur sens   dans la possibilité de nous rendre compte dun au-delà.  

Pour Heidegger, loeuvre dart est ce qui fait advenir la vérité de ce qui est.   Elle ne se réduit pas à une copie du réel – puisquelle le dévoile – et nest pas définie à partir du plaisir esthétique.

La beauté est dabord un mode d’éclosion de la vérité.

QU'EST CE QUE LE BEAU ?

Ce qui est beau pour moi peut être laid pour un autre. Rien nest plus beau que sa crapaude…pour un crapaud !  Si Hume considère le beau comme subjectif : « la beauté nest pas une qualité inhérente aux choses, elle nest que dans l’âme qui les contemple et chaque âme voit une beauté différente », dautres comme Kant le distingue de lagréable et lui attribue une universalité.

Lart relève de la poièsis , cest-à-dire de la production ou de la création.La conception actuelle de lart suppose que celui-ci se soit dissocié du religieux. On peut aujourdhui croiser dans un musée un Piss-christ (Andres Serrano 1987), un masque africain, un nu, un carré recouvert de peinture blanche… La liste nest pas exhaustive.

Cest au XVIIIe siècle quapparaît le concept desthétique (dont l’étymologie signifie sensation)
•    le Beau est relatif à l
effet quil produit, à la sensation quil procure
•    la sensation a été
discréditée par la philosophie platonicienne (suprématie du monde intelligible sur le monde sensible). Méfiance vis-à-vis des illusions opposées à la raison, à la connaissance mathématique de la vérité.

Chez Platon, le beau est toujours associé à la vérité, en est une manifestation.« Le beau, seul, a reçu en partage d’être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat de force ravissante » Platon.  

Chez les modernes par contre, la beauté sera réduite à une valeur strictement humaine. La beauté deviendra relative au plaisir quelle nous donne. Les choses alors deviennent belles parce que nous les désirons et non parce quelles sont désirables.

Kant considérera que lhomme de goût doit immédiatement éprouver du plaisir à la représentation de lobjet. Cest la beauté libre, celle qui fait abstraction de la fonction de lobjet, sa beauté se manifeste dans les formes qui ne visent à rien, qui ignorent le sens, lutilité   de lobjet. On retrouvera cette idée dans labstraction au début du XXe siècle.   (Voir texte de Kant).



On retrouve cette idée chez Nietzsche lorsquil écrit « ils naiment pas une forme pour ce quelle est en soi mais pour ce quelle exprime. Ce sont les fils dune génération savante tourmentée et réfléchit à mille lieues des vieux maîtres qui ne se souciaient pas de lire et ne songer qu’à repaître leurs yeux ».
 

De même chez Fernando Pessoa : « les choses nont pas de signification, elles ont une existence / les choses sont lunique sens occulte des choses » in Le Gardeur de troupeaux.

Pessoa semble nous inviter à considérer le monde dans sa simple existence, sans lui attribuer de significations ou d’interprétations superflues, tout en reconnaissant que cette existence même est la seule “signification” que nous puissions véritablement appréhender.

 

Beauté de la nature contre beauté artistique

GEORG WILHELM FRIEDRICH HEGEL (1770-1831)

Pour Hegel, il y a supériorité de la beauté artistique sur la beauté naturelle : “le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature”. Parce que contrairement à la beauté naturelle qui existe simplement, la beauté artistique est une création de l’esprit humain.  Hegel donne à l’art une origine spirituelle.  De plus, l’art est l’expression sensible de la liberté de l’esprit. La beauté artistique manifeste directement cette liberté, alors que la nature est dépourvue de conscience de soi.

L’art transforme la matière naturelle par l’esprit de l’artiste, donnant ainsi une nouvelle naissance à la beauté. Cette transformation élève la beauté naturelle à un niveau supérieur. La beauté artistique est “pour soi”, c’est-à-dire consciente et intentionnelle, tandis que la beauté naturelle est simplement “en soi”. L’art reflète l’activité consciente de l’esprit humain. L’art réussit à combiner l’universel et le particulier d’une manière que la nature ne peut pas atteindre. Il exprime des idées universelles à travers des formes particulières. l’art permet de contempler et de comprendre des vérités sur nous-mêmes et sur le monde que la simple nature ne peut pas révéler.

En somme, Hegel valorise la beauté artistique car elle est le produit de l’esprit humain libre et conscient, capable de transformer la nature et d’exprimer des vérités profondes sur l’existence humaine.

Il est permis de soutenir dès maintenant que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née et comme deux fois née de lesprit. Or autant lesprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature. Même, abstraction faite du contenu, une mauvaise idée, comme il nous en passe par la tête, est plus élevée que nimporte quel produit naturel ; car en une telle idée sont présents toujours lesprit et la liberté. »

Hegel, LEsthétique,1832

EMMANUEL KANT (1724-1804)

« La beauté naturelle est une belle chose ; la beauté artistique est une belle représentation dune chose».

Emmanuel Kant

Kant distingue deux types de beauté :

Lune, la beauté libre, ne dépend daucun but. Sa beauté nest pas liée à sa fonction. Cest une beauté purement esthétique. (La beauté naturelle sera donc plus souvent une beauté libre .(Oiseaux, crustacés..)  Mais même dans ce cas, si on sintéresse à la fonction, il ne sagit plus alors de beauté libre (voir exemple du botaniste)).

Lautre, la beauté adhérente, ne peut pas être pensée indépendamment de sa fin ou de sa fonction. Plus loin dans le texte, Kant donne lexemple dune église. Pour lui, la beauté du lieu ne peut pas être détachée de sa fonction (la prière) et de son but.

Donc pour lui, la beauté naturelle est supérieure à la beauté artistique car elle est purement esthétique tandis quil y a une part de plaisir lié à la connaissance dans l’œuvre artistique.

L'AGREABLE ET LE JUGEMENT DE GOUT

Selon Kant, il existe une différence fondamentale entre le jugement de goût et l’agréable :

  1. Le jugement de goût (le Beau) est contemplatif et désintéressé. Il provoque une satisfaction indépendante de tout intérêt personnel ; il est lié à l’émotion et à l’imagination intérieures
  2. Pour Kant, le beau est «  ce qui plaît universellement sans concept” car il ne dépend pas de règles objectives

.La beauté n’est pas une propriété objective de la chose. Ce sont les effets que provoque en moi la représentation d’une chose qui me font dire : « c’est beau ».   

Le jugement de goût est contemplatif. C’est-à-dire qu’une œuvre que je trouve belle, je ne la trouve pas belle parce que je veux la posséder, où parce que j’aimerais avoir une maison comme celle qui y est représentée…Je nai pas « dintérêt à la trouver belle, et pourtant, je la trouve belle ». Et si je n’y ai pas d’intérêt personnel, cette beauté peut être reconnue par tous. La beauté est donc désintéressée. Le jugement de goût n’est lié qu’à l’émotion, à la satisfaction que j’éprouve. C’est à mon imagination, mon émotion que je suis sensible. Donc à des choses qui sont « en moi ».

Si le beau peut plaire « universellement », c’est parce que mon gout  n’est pas déterminé par des intérêts  personnels,  il est alors acceptable de penser   que   chacun pourra s’accorder avec moi.

D’où la différence que fait Kant entre le goût et lagréable.

En ce qui concerne l’agréable, c’est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens). (…) Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu’un qui se pique d’avoir du goût songeât à s’en justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n’y a pas lieu de l’appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l’attrait et de l’agrément, mais, de cela, personne ne se soucie ; en revanche, s’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses. « 

Emmanuel Kant , Critique de la faculté de juger, 1790

BOURDIEU CONTRE KANT

Si Kant considère que les jugements de goût sont à la fois subjectifs et universels,  Bourdieu en revanche, rejette l’idée que le goût est inné ou subjectif. Pour lui, le goût est un produit social , reflet de la hiérarchie sociale qui structure la société. Il considère que les préférences culturelles sont étroitement liées au niveau d’éducation et aux origines sociales. C’est un “produit de l’éducation et de l’environnement”. Pour lui, le goût est utilisé comme outil de distinction et de reproduction sociale.

Alors que Kant cherche à établir une base universelle pour le jugement esthétique, Bourdieu démontre comment le goût est socialement construit et utilisé comme un marqueur de classe sociale.

 

L'ART MODERNE ET LE BEAU

“L’art moderne est sans doute né le jour où l’idée d’art et celle de beauté se sont trouvées disjointes”

                                     André Malraux

L’art moderne implique que ce qui importe dans l’œuvre est son caractère créateur, original, inédit, provocateur, plus que sa beauté (voire même à l’exclusion de sa beauté).

Esthétique du laid, du repoussant, de l’odieux ou horribles (étalages sanglants de boucherie humaine, dans La mariée de Spoerri (ci-dessous) en 1973).

Le tout est de susciter une réaction, un intérêt, comme d’une autre manière les œuvres qu’il faut toucher, voire la créersoi-même en partie ( Ex : Le pénétrable sonore de Soto qu’il faut traverser pour qu’il produise une « musique » assourdissante de cloches de cathédrale.)

Dans l’art moderne, la beauté d’une œuvre d’art n’est donc pas toujours immédiatement perceptible. Il faut chercher au-delà de l’apparence immédiate pour apprécier la beauté plus profonde et conceptuelle de l’œuvre et le concepttraditionnel de beauté montre ses limites .

L’art ne consiste plus à enjoliver la réalité mais plutôt à donner à voir ses ombres !

« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » disait Robert Filliou (1926-1987)  Adepte des performances, des happenings, d’installations étranges et surtout du ready-made généralisé, il était capable de faire de la poésie ou de l’art avec n’importe quoi, avec n’importe quel élément de la réalité ordinaire. « Avec lui, faire la vaisselle devient de l’art » disaient de lui ses amis. Confondant en somme l’art et la réalité, il se déclare « génie sans talent » et préconise la « création permanente ».

 

Avec l’’art moderne l’œuvre d’art n’a plus à être belle et comme le dit Claudel « Voilà déjà longtemps que l’idée de beauté s’est rassise ». (Voir vos cours d’histoire de l’art). Baudelaire, déjà au XIXe siècle, a affirmé que « Le beau esttoujours bizarre » », et il le mettait en pratique avec son recueil Les Fleurs du mal (1857). Au début du XXème, des mouvements comme le dadaïsme se veulent exister contre l’idée même de Beau.

L’œuvre d’art n’a plus à être « belle » ; elle peut même être laide … accidentellement ou volontairement :

  • La laideur d’une œuvre que l’on considère comme médiocre ou manquée.
  • La laideur de ce qui est représenté (la guerre, la mort, etc.) qui peut servir la beauté de la représentation. Les toiles d’Otto Dix, les romans de Céline ou la belle laideur de la tragédie ! Et la recherche de la catharsis
  • La laideur délibérée de la représentation, dans le but de choquer, de provoquer, dans l’intention de dire vrai plutôt  que de faire beau… C’est la beauté des surréalistes par exemple qui revendiquaient une « beauté convulsive », c’est-à-dire une beauté qui relève de la surprise et du déséquilibre…

Le sublime

La laideur en art peut ainsi mener au sublime :

Le sublime transcende le beau et suscite des émotions intenses et contradictoires. 

Edmund Burke définit le sublime comme « tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger, tout ce qui est en quelque sorte terrible, est source du sublime, c’est-à-dire capable de susciter la plus forte émotion que l’âme puisse ressentir ».

Le concept remonte à la Renaissance italienne, visible dans les représentations du Christ mort par Masaccio et Andrea Mantegna, ou les études de crânes de Raphaël qui évoquent la mort et l’inconnu.

À l’époque romantique, le sublime devient central dans l’esthétique. Nietzsche y voit un « domptage artistique de l’horrible », une façon de transformer l’insupportable en quelque chose qui puisse être contemplé. L’art sublime est donc celui qui ébranle le spectateur, lui inspire une forme de crainte   et lui rappelle sa propre fragilité tout en lui permettant d’accéder à une forme de transcendance. C’est dans ce sens, sans doute qu’il faut comprendre la citation de Nietzsche, selon laquelle « l’art nous sauve de la vérité. ». 

La vérité fondamentale de l’existence est son absurdité, la souffrance inévitable qui l’accompagne ! L’art sauve en transfigurant cette vérité insupportable. Il ne s’agit pas simplement de fuir la réalité, mais de la transformer : Il permet de contempler l’abîme sans y sombrer.

Les « illusions » créées par l’art ne sont donc pas des mensonges mais des perspectives nécessaires à la vie. L’art est une affirmation de la vie face à sa nature tragique. Il permet de dire « oui » à l’existence malgré sa souffrance inhérente. contrairement à Platon qui considère l’art comme trompeur et inférieur à la vérité philosophique,  Nietzsche considère l’art non comme une simple illusion à dépasser, mais une nécessité vitale qui nous permet de supporter et même d’affirmer la vie dans toute sa complexité.

ART ET ENGAGEMENT

Les artistes peuvent-ils changer la société ?

 

L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira‑t‑on. Mais le procès de Calas, était‑ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était‑ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était‑ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain.

Jean Paul Sartre, Situations II, 1968

La place de l’artiste qui veut s’engager est assez inconfortable, puisqu’il doit être à la fois dénoncer à un certain nombre de choses, et en même temps, conserver l’affection du public…

Il est à la fois dans la société et à l’extérieur, à distance. Une certaine façon, c’était le cas de Molière qui vivait grâce au roi, mais n’en critiquait pas moins la société de son temps.

Un artiste engagé, est-ce un artiste qui va privilégier le vrai plutôt que le beau ?

On se souviendra ici de l’exposition de L’art dégénéré « Entartete Kunst » organisée par les nazis en 1937 dans lesquelles on avait 650 œuvres d’art confisquées dans les musées allemands. Parmi elles : Les œuvres d’Otto Dix, qui dépeignaient souvent les horreurs de la guerre et la décadence sociale de la République de Weimar .Celles de George Grosz, connu pour ses caricatures satiriques critiquant la société allemande et le militarisme

Rabbiner de Marc Chagall et d’autres œuvres d’artistes juifs qui affirmaient leur identité culturelle. Les œuvres d’Ernst Ludwig Kirchner qui représentaient la vie urbaine moderne avec un regard critique. Les œuvres à thématique religieuse d’Emil Nolde, comme Das Leben Christi (La Vie du Christ) et Christus und die Sünderin (Le Christ et la pécheresse), qui offraient des interprétations non conventionnelles des sujets religieux

Les œuvres d’artistes expressionnistes du groupe Die Brücke qui remettaient en question les valeurs esthétiques et sociales traditionnelles mais aussi Picasso, Piet Mondrian où Wassily Kandinsky.

Dans le même temps, le parti nazi proposer une  “Grande exposition d’art allemand” (Große Deutsche Kunstausstellung) qui  avait pour objectif de présenter l’art officiel du régime national-socialiste, en opposition directe à l’exposition d’art “dégénéré”. Cette exposition se voulait représentative de l’art du national-socialisme et présentait des œuvres considérées comme incarnant les valeurs esthétiques et idéologiques du régime.

Cette exposition mettait en avant “des paysages ruraux, des familles paysannes idéalisées, des soldats et des scènes de guerre héroïques, rappelant l’attachement à la terre et à l’histoire du Volk allemand”. Il s’agissait évidemment de propagande, puisque même les nazis invitait le public à « juger par lui-même », l’objectif était de mettre en avant « la pureté de l’âme allemande »   et de montrer la supériorité de l’art aryen sur les mouvements artistiques modernes.

Ainsi une société dans laquelle les artistes sont au service du pouvoir… s’appelle une dictature. C’est-à-dire une société incapable d’ autocritique  et donc d’une salvatrice remise en cause. 

 

C’est le cas, par exemple, avec ce que l’on a appelé dans la seconde partie du 20è siècle  (années 1960-1970) les « protest songs » :  contre la guerre du Vietnam « The Unknown Soldier » des Doors (1968), « Say It Loud – I’m Black and I’m Proud » de James Brown (1968), « Mississippi Goddam » de Nina Simone (1964), sans oublier Bob Dylan prompt à défendre les causes qui lui paraissent justes, la lutte contre le racisme, la défense des droits civiques, etc. Sa chanson Hurricane (1975) par exemple prend la défense du boxeur noir américain Rubin Carter, mis en prison suite à un procès inéquitable.

Toutes sont des messages de protestation contre les injustices sociales, la guerre, le racisme et  les problèmes politiques …

 

Mais on pourrait tout aussi bien citer le théâtre de Berthold Brecht, celui de Sartre ou de Camus, Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo (1829) , un plaidoyer puissant contre la peine de mort, écrit sous forme de journal d’un condamné à la guillotine.  Les Misérables , le J’accuse…! d’Émile Zola devenue un symbole de l’engagement des intellectuels.

 The Hate U Give d’Angie Thomas – Roman qui traite du racisme et des bavures policières, en lien avec le mouvement Black Lives Matter. 

Les Hirondelles de Kaboul de Yasmina Khadra (2002) qui dénonce les discriminations et la répression subies par les femmes en Afghanistan sous le régime Taliban.

1984 de George Orwell ,  ultra célèbre critique du totalitarisme et de la surveillance de masse qui reste d’une pertinence troublante. Les Raisins de la Colère de John Steinbeck  sur la  Grande Dépression, L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne sur le système concentrationnaire soviétique.

La liste est évidemment colossale… Donc je m’arrête là !

ART & TECHNIQUE AU XXème et XXI siécle

Baudelaire définissait ainsi la modernité   « (elle) est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Est-ce toujours le cas ?

Les buts de   la technique on l’a vu ne sont pas les mêmes que ceux de l’œuvre artistique. Il n’en reste pas moins vrai qu’aujourd’hui les artistes utilisent des moyens techniques très sophistiqués.

D’abord la technique a considérablement ouvert le champ des possibles sur le plan de la création. Et puis les nouvelles technologies sont un vecteur de diffusion incontournable qu’il s’agisse de cinéma, de musique, de littérature ou de créations plastiques.

 Enfin l’art se nourrit de son époque… Et notre époque est « technologique » . Certains jeux vidéo par exemple, associent aujourd’hui le beau et l’utile.

Mais la question du rapport entre art et technique, ne date pas de ces dernières années… C’est toute l’histoire du XXe siècle qui est concernée.

Le développement des techniques a entraîné une transformation du monde, du rapport que nous entretenons avec lui et avec autrui !

D’autre part le développement technique remet en question la place des savoir-faire traditionnels

Les nouvelles techniques modifient nécessairement les pratiques artistiques ?

 
 

Au début du XXeme, Marcel Duchamp adresse à Constantin Brancusi alors qu’il s’extasie avec lui sur le galbe d’une hélice au Salon de l’Aviation de 1912 : « Qui pourra faire mieux que cette hélice ? » et il ajoute : « La peinture est morte ».

Quant à Fernand Léger (1881-1955), il considérait que « le contraste, la rupture et l’angle droit sont les notions qui déterminent l’esthétique des temps modernes. »

Après la Première Guerre mondiale, Léger est fasciné par les machines et développe un “classicisme mécanisé” avec des représentations géométriques d’objets modernes Dans les années 50, sa série des “Constructeurs” réconcilie machine et humain, figuration et abstraction

 

Au milieu du XX°, les œuvres d’art, comme les autres produits, peuvent être reproduites ou produites en série. C’est ce qu’illustre l’œuvre d’Andy Warhol (1928 − 1987), et plus généralement le mouvement du pop’art, qui utilise la sérigraphie pour reproduire des photographies ou des dessins par dizaines. Ainsi l’art contemporain remet en question l’originalité des œuvres d’art, c’est-à-dire leur caractère unique.

 

Walter Benjamin et la reproductibilité de l’œuvre d’art

Bien que le philosophe Walter Benjamin soit mort bien avant le pop’art et le numérique, il s’est intéressé dans l 1mèoitié du XX° à cette question de la reproduction des œuvres d’art dans son texte L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique(1939).

Il y montre en effet comment la reproduction technique ruine l’idée même d’authenticité de l’œuvre d’art, c’est-à-dire son caractère unique.

Pour Benjamin, la possibilité de produire un nombre infini de reproductions de l’œuvre d’art lui fait perdre de son aura : son caractère sacré s’appauvrit.

 

Cette qualité intégrale de l’œuvre d’art ne peut être communiquée par des techniques de reproduction mécanique comme la photographie. Benjamin explique que “même la reproduction la plus parfaite d’une œuvre d’art manque d’un élément : sa présence dans le temps et l’espace, son existence unique à l’endroit où elle se trouve”.

Pour Benjamin, ce qui a toujours caractérisé l’œuvre d’art est son “authenticité”, ou encore son statut d’original. Un original, explique Benjamin, est un objet physique unique et situé en un lieu et un temps précis (hic et nunc). Or la reproduction transporte l’œuvre à domicile, et rapproche l’œuvre du spectateur. En s’intégrant à la culture de masse, l’œuvre d’art est désacralisée. De ce fait, la distinction entre art et technique n’apparaît plus si tranchée, puisque l’art, colonisé par la technique, semble perdre une part de sa dimension sacrée. 

 

La réhabilitation de la technique, Simondon

L’oeuvre philosophique de Gilbert Simondon (1924-1989) réhabilite la technique moderne et permet de penser autrement la complexité de sa relation à l’art et à l’esthétique. Il propose  de s’intéresser au Mode d’existence des objets techniques.

Simondon regrette, dès le début de son ouvrage que les objets techniques et les machines soient exclus de la culture.  Il faut se défaire, selon lui,  de cette opposition entre technique et culture ; ce qui exige de penser les objets techniques pour eux-mêmes.  

Simondon affirme que la beauté de l’objet technique n’est pas intrinsèque mais relationnelle.

Leur valeur esthétique n’est pas une qualité qui leur est propre. Et si l’on tente délibérément de donner une apparence esthétique à un objet technique, on crée une séparation, une “véritable distance” entre sa fonction technique réelle et son apparence. Cette séparation produit une dualité: l’objet se dédouble en quelque sorte entre sa réalité technique et son enveloppe esthétique.

Pour illustrer ce problème, Simondon utilise l’exemple frappant d’un château d’eau moderne construit près d’une ruine féodale et déguisé avec des créneaux artificiels pour l’harmoniser visuellement avec son environnement historique. Cette tentative de camouflage crée une “tour menteuse” qui dissimule sa véritable nature technique (cuve en béton, pompes, tubulures).Cette supercherie esthétique échoue car elle est immédiatement perceptible comme fausse. L’objet technique conserve sa technicité sous ce déguisement, créant un conflit entre apparence et fonction qui produit une impression de “grotesque”.

Pour lui tout “travestissement” d’objets techniques en objets esthétiques génère une impression désagréable de fausseté, comme un “mensonge matérialisé”.

Cette critique s’inscrit dans la réflexion plus large de Simondon sur l’authenticité des objets techniques et leur intégration harmonieuse dans la culture. Pour lui, la beauté technique ne devrait pas provenir d’un habillage artificiel mais d’une expression authentique de la fonction technique dans son contexte approprié.

Cette beauté nait d’une rencontre entre l’objet et un environnement spécifique qui lui « convient« . Cette beauté n’est pas universelle ou permanente ; l’objet technique n’est « pas beau dans n’importe quelles circonstances et n’importe où ». Sa beauté est conditionnelle , située.

Il donne des exemples, expliquant que la ligne à haute tension devient belle quand elle « enjambe une vallée » où que « le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique et humain. » de même, « La voilure d’un navire n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture tout entière, emportant le navire sur la mer »

Dans chaque cas, l’objet technique entre en relation dynamique avec son environnement. Sa beauté émerge précisément de cette relation, de ce moment particulier où l’objet remplit sa fonction dans un contexte qui lui donne sens.

L’exemple de l’antenne radar est particulièrement révélateur : sur le pont du navire, elle devient « belle comme achèvement structural et fonctionnel » de l’ensemble du navire. Isolée, posée au sol, elle perd cette beauté et n’est plus qu’un « cornet assez grossier ».

 

Cette conception s’oppose à deux visions réductrices :

1. L’approche purement fonctionnaliste qui réduit l’objet technique à son utilité

2. L’esthétique traditionnelle qui cherche la beauté dans des qualités formelles abstraites

Cette vision esthétique s’inscrit dans la philosophie plus large de Simondon qui cherche à réconcilier culture et technique, à dépasser l’opposition entre nature et artifice, et à comprendre l’objet technique comme médiation entre l’homme et le monde.

G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958) Paris, Aubier, 1989 

En fait, les objets techniques ne sont pas directement beaux en eux-mêmes, à moins qu’on n’ait recherché un type de présentation répondant à des préoccupations directement esthétiques ; dans ce cas, il y a une véritable distance entre l’objet technique et l’objet esthétique ; tout se passe comme s’il existait en fait deux objets, l’objet esthétique enveloppant et masquant l’objet technique ; c’est ainsi que l’on voit un château d’eau, édifié près d’une ruine féodale, camouflé au moyen de créneaux rajoutés et peints de même couleur que la vieille pierre : l’objet technique est contenu dans cette tour menteuse, avec sa cuve en béton, ses pompes, ses tubulures : la supercherie est ridicule, et sentie comme telle au premier coup d’œil ; l’objet technique conserve sa technicité sous l’habit esthétique, d’où un conflit qui donne l’impression du grotesque. Généralement, tout travestissement d’objets techniques en objets esthétiques produit l’impression gênante d’un faux, et paraît un mensonge matérialisé.

Mais il existe en certains cas une beauté propre des objets techniques. Cette beauté apparaît quand ces objets sont insérés dans un monde, soit géographique, soit humain : l’impression esthétique est alors relative à l’insertion ; elle est comme un geste. La voilure d’un navire n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture tout entière, emportant le navire sur la mer ; c’est la voilure dans le vent et sur la mer qui est belle, comme la statue sur le promontoire. Le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique et humain.

G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958) Paris, Aubier, 1989