LES CAHIERS DE DOUAI - ANALYSE

TABLE DES MATIERES

Les Cahiers de Douai : le titre

Le titre du recueil n’a pas été choisi par Rimbaud. Il date des années 1930 et a été adopté plutôt arbitrairement, notamment parce que les 22 poèmes que contient ce recueil datent pour certains de la période où le jeune poète, en fugue, a résidé à Douai, pendant environ trois semaines, dans la famille adoptive de Georges Izambard , le professeur d’Arthur Rimbaud (1870).
C’est là qu’il a rencontré Paul Demeny, poète et dramaturge douaisien, ami d’Izambard.
Il lui a confié ses textes et espérait sans doute que Demeny pourrait les faire publier. Ce qui n’a pas été le cas. D’ailleurs le recueil est parfois appelé « Recueil Demeny » pour cette raison.
En réalité, les 22 poèmes, suivis d’une signature au bas de chaque texte, figurent sur des feuillets volants, non numérotés et Rimbaud ne s’est visiblement pas soucié d’un ordre quelconque puisqu’ils n’ont ni numéro ni page de titre. Aussi, parler de « cahiers » ou de « recueil » est un abus de langage, pratique certes, mais décidé au fil du temps par d’autres que le poète lui-même.

 Arthur Rimbaud d’ailleurs après les lettres du Voyant avait écrit à Demeny en juin 1871 de « brûler tous les vers » qu’il avait été « assez sot » pour lui donner lors de son séjour à Douai.
Mais Rimbaud avait-il raison de vouloir brûler ces premiers poèmes ?

Les premiers poèmes de Rimbaud sont subversifs et notamment Rêvé pour l’Hiver, Vénus anadyomène, Rages de Césars, L’Eclatante victoire de Sarrebrück… 

 Les formes dans le recueil 

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Manuscrit Rimbaud, Le Mal, BNF

 Il n’est pas bien difficile de voir qu’il s’agit d’un recueil poétique…

La plupart des poèmes ont donc des formes classiques.
12 des 22 poèmes sont des sonnets. Rimbaud en respecte la forme héritée des poètes de la Pleiade (XVIème siècle) même s’il prend quelques libertés formelles mais qui n’ont rien encore de révolutionnaire..
Sur le plan formel, il innove peu et respecte l’alternance des rimes.
La satire occupe une place importante dans l’oeuvre (Le. Chatiment de Tartufe; A la musique; le Mal…) 

Les thèmes

  1.  Adolescence et premières amours
    • Première soirée
    • Sensation
    • Ophélie
    • Les réparties de Nina
    • Roman
    • Rêvé pour l’hiver
    • Soleil et chair (Dans une autre dimension)
    Chez Rimbaud, il y a déjà, malgré son jeune êge une distanciation de-vant le jeu toujours recommencé du désir et des fausses résistances. Les poèmes tournent toujours à la satire des amours adolescentes (voir plus loin l’analyse du recueil) »
a-rimbaud-amoureux

 La quête de « la liberté libre »

Rimbaud est un fugueur précoce…
Il veut s’émanciper de sa famille, de sa ville , de la religion, de la morale bourgeoise, de l’ordre établi…et des « vieilleries poétiques » !
« Tu as bien fait de partir Arthur Rimbaud », écrira au XX° le poète René Char.
Au Cabaret-vert
• La Maline
• Ma Bohème
Ces poèmes annoncent le grand marcheur que sera Rimbaud et que Verlaine surnommera « l’homme aux semelles de vent  »

 

« La Révolte sociale, politique et religieuse »

Rimbaud jeune aurait sans doute apprécié la chanson de Jacques Brel „Les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient c…“
Tout y passe…
• Avec Le Forgeron, Rage des Césars, Le Mal , Le Dormeur du Val, L’éclatante victoire de Sarrebrück (Victoire qui n’avait justement rien d’éclatant) pendant la guerre de 1870, indirectement aussi dans Le Châtiment de Tartufe: il attaque le pouvoir et le 2ème empire de Napoléon III, la guerre et la religion
La société bourgeoise est moquée notamment dans A La musique, Bal des pendus, et indirectement dans Venus anadyomène
La misère dans Les Effarés, Le Forgeron 

La Nature

Chez Rimbaud, la nature est toujours bienveillante, protectrice .

  • Sensation : »Et j’irai loin, bien loin, (…) /Par la Nature, – Heureux comme une avec une femme»
  • Le Dormeur du val «Nature berce-le chaudement, il a froid»
  • Le mal: «Nature ô toi qui fis les hommes saintenement»…
    rendent hommage à une nature personnifiée à tour de rôle comme une femme aimante ou une mère protectrice qui berce un enfant malade.
  • Soleil et chair est un long poème qui propose un hymne païen qui célèbre la force créatrice de l’amour et se veut une critique du christianisme et du monde urbain et industrialisé. Rimbaud utilise toute la force de séduction des images et des récits de la mythologie, pour faire passer un message de fraternité entre les hommes en nous invitant à écouter la nature et à en retirer des leçons.

(…) Oh la route est amère

Depuis que l’autre dieu nous attele à sa croix

Chair , marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! 

 

ANALYSE DES POEMES DU RECUEIL

« Les inventions d’inconnu réclame des formes nouvelles » ; « demandons aux poètes du nouveau, idées et formes.  » A. Rimbaud

1- Première soirée

Le poème qui ouvre le recueil est d’abord paru sous le titre « come-die en Trois baisers » en août 1870, dans une revue. Il fait également partie des trois poèmes que Rimbaud envoya à Théodore de Banville, chef de fils du Parnasse, avec l’espoir , déçu, que celui-ci les publie dans la revue Le Parnasse contemporain.

Le poème est composé de 8 strophes en octosyllabes et a pour thème les premiers émois adolescents.
Le lexique du corps et de la nudité met en avant une sensualité associée au rire : on peut y voir la gêne adolescente mais pointe déjà dans ce petit poème, le ton satirique de la comédie amoureuse.

L’adolescent de 16 ans s’amuse de la mièvrerie de ces amours naissantes.

Par les thèmes et le ton, on peut rapprocher ce poème de Rêvé pour l’hiver , La Maline ou même Au Cabaret vert.

Première soirée

Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

– Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, – mouche au rosier.

– Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
– La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
– Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !

Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »
– Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…

– Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Arthur Rimbaud
Cahiers de Douai, 1870

2- Sensation

La brièveté de ce poème de seulement 8 vers en alexandrins, répartis en 2 quatrains en rimes croisées avec une alternance entre les rimes féminines et masculines ne doit pas faire oublier sa force : En effet, ces deux quatrains, au futur, portent en eux l’idée d’un départ à venir, nécessaire et d’une certaine façon prémonitoire. C’est le rêve d’un ailleurs libre, nourri de sensations ; c’est un je « actif » qui cherche un nouveau monde.
C’est le poème du mouvement, de la liberté et de la solitude.

En ce sens, il annonce la vie future de Rimbaud « et j’irai loi, bien loin » aussi bien dans l’espace réel qu’il parcourra en tous sens et souvent à pieds que dans la poésie , dont il cherchera les limites (cf bio)
Sensation exprime un sentiment personnel, et si le ton lyrique du poème le rapproche apparemment plus des romantiques que des parnassiens , il faut modérer cela car c’est un « je » beaucoup plus sensoriel et sensuel et le rapport avec la nature est plus fusionnel que contemplatif ; la description est remplacée par la suggestion et la brièveté
tous les symboles physiquement ressentis d’un été à la campagne sont présents : « les soirs bleus », « les sentiers », , « les blés », « l’herbe », « la fraîcheur », « le vent ».

Dans la 2ème strophe, Rimbaud évoque tout ce que la nature fait naître en lui : « je ne parlerai pas », « je ne penserai rien », « l’amour infini », « l’âme », « bohémien », « heureux, une femme » : le corps ne s’oppose pas à l’âme, il lui permet, bien au contraire, de trouver un équilibre stable et reposant où les sens priment la raison.
« comme avec une femme » signifie bien qu’elle n’est pas présente, mais qu’un équivalent est là pour la remplacer. Le poète foule l’herbe menue de ses pieds et insiste sur ce contact physique charnel avec la Nature, qui l’amène, par son intermédiaire, à ressentir cette union, mais également la liberté qu’elle lui confère
C’est l’un des trois poèmes envoyés par Rimbaud à Théodore de Banville, chef de file, du mouvement du Parnasse. 

Sensation

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Mars 1870

3- Le Forgeron

Long poème en alexandrins au ton à la fois épique, satirique, caricatural et à l’humour parfois noir (même si l’on y retrouve des accents hugoliens) Le Forgeron a été inspiré à Rimbaud par une gravure de l’Histoire de la Révolution Française qui montrait Louis XVI pris à partie par le boucher Legendre le 20 juin 1792. Mais aussi sans doute en réaction à une pièce de Coppée La Grève des forgerons, beaucoup plus conservatrice que le cri de révolte rimbaldien.
Rimbaud a remplacé le boucher par un forgeron, et fait de lui le porte-parole de son indignation face aux excès de la monarchie.
Mais le poème qui liste toutes les inégalités face à la loi, à la guerre, à la misère..parle indirectement aussi de la France du second empire dirigée par Napopléon III, que Rimbaud exècre. Comme l’écrit Suzanne Bernard, ce poème qui met en scène Louis XVI « atteint par ricochet Napoléon III »
Ce « bon roi, debout sur son ventre », qui « était pâle, /Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet », ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Empereur captif de Rages de Césars et du Châtiment de Tartufe. On y trouve la même technique caricaturale. 

 Quant au forgeron de Rimbaud qui dit « merde », ce qui dans un poème de 1870 est peu banal, il est une figure prométhéenne, mythique, qui rejette en bloc l’ici et le maintenant, à la recherche d’un au-delà qu’il espère atteindre par l’action. Ce forgeron annonce Les lettres de 1871 que Rimbaud enverra à Izambard et Demeny, et notamment La lettre du voyant.
Ce forgeron, auquel le poète s’identifie visiblement, dépasse largement son sujet politique : Il s’agit en effet d’un « voleur de feu ». Dans le discours fier de l’ouvrier on peut retrouver le désir de Rimbaud de changer la vie, par la poésie : 

Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes,
Où, lentement vainqueur, il domptera les choses
Et montera sur Tout, comme sur un cheval ! 

Le Forgeron

Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D’ivresse et de grandeur, le front large, riant
Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d’or traînait sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l’empoignait au front, comme cela !
« Donc, Sire, tu sais bien , nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine au soleil disait ses patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
Nous fouaillaient – Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient pas ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire
Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit
Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit.

4- Soleil et chair 

Autre long poème en alexandrins adressé en mai 1870, au chef de file du Parnasse, Th de Banville , sous le titre Credo in unam, («je crois en une seule», sous entendue en une seule déesse) et qui donc reprenait en la détournant la formule chrétienne «Credo in unum deum (je crois en un seul dieu)»
Ecrit en 4 mouvements, nourri de références mythologiques, le poème est une ode à la nature, associée à Venus.
Rimbaud met les grandes figures antiques de la mythologie au ser-vice d’une profession de foi païenne , contre une monde chrétien dont le Dieu rend la vie amère « Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix » ; Dieu qui réprime les plaisirs du corps, de la chair, au profit d’une morale sévère et triste. Il y fait le rêve d’un Homme régénéré, libéré des « servitudes sales », « libre de tous ses Dieux », « libre de toute crainte »  

Poème dans lequel, plus que de retrouver la place des dieux, il est avant tout question pour Rimbaud de retrouver la place de l’homme.. Une sorte de surhomme, comme celui annoncé par Nietzsche après la mort de Dieu … ( mais Rimbaud ne pouvait connaitre le propos de Nietzsche paru seulement  en 1882, donc 12 ans après l’écriture de ce poème ! dans Ainsi parlait Zarathoustra

Soleil et chair

Arthur Rimbaud

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l’amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !

Et tout croît, et tout monte !

– Ô Vénus, ô Déesse !
Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
Des satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux
Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde !
Je regrette les temps où la sève du monde,
L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers !
Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ;
Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre
Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ;
Où, debout sur la plaine, il entendait autour
Répondre à son appel la Nature vivante ;
Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante,
La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu
Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !

5-  Ophélia 

OPHELIE

Dans « Ophélia », Arthur Rimbaud reprend le thème shakespearien de la belle noyée qui a sombré dans la folie et le désespoir pour évoquer sa propre expérience de jeune poète. Il fait du personnage mythique d’Ophélie son double, à travers des effets de miroir et d’écho entre les trois parties du poème. Derrière la régularité de l’alexan-drin, le poète exprime sa dérive adolescente et poétique qui
se précisera dans « Le Bateau ivre », écrit un an plus tard.

Poème en 9 quatrains en alexandrins qui emprunte au Hamlet de Shakespeare, le personnage d’Ophélie devient Ophélia dans le poème de Rim-baud.
Ophélie chez Shakespeare est amoureuse mais délaissée, elle se suicide par noyade.
Mais elle incarne la quête de liberté et en ce sens , il faut y voir la figure du double du poète dont elle représente aussi les doutes et l’errance dans sa recherche personnelle et poétique.
Ce poème annonce le voyage du Bateau ivre, et ses desillusions. Et même le silence du poète qui suivra les Illuminations.
Ophélie, incomprise, se libère par la mort.
Mais Rimbaud lui-même questionne cette liberté et ses limites car son Ophélia erre sur les eaux dans lesquelles elle s’est suicidée et le poète l’interpelle ainsi : « Quel rêve, ô pauvre folle ! »

Ophélie

I

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;

C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’infini terrible effara ton oeil bleu !

III

– Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

Arthur Rimbaud, Recueil de Douai

6 –  Bal des pendus

Ce poème est une réécriture parodique de la Balade des pendus de Villon au 15° siècle (1489).

S’il s’agissait sans doute au départ d’un exercice de réécriture donnée par Izambard, dans lequel il fallait écrire une lettre au roi Louis XI, pour obtenir la grâce du poète Villon menacé de pendaison, Rimbaud, lui, va inverser les valeurs et produire un texte provoquant et caricatural dans lequel il rappelle aux bourgeois vaniteux, aux nantis que devant la mort, les hiérarchies disparaissent, et que les bourgeois aussi perdent leur bedaine ! : « Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse ! »
Ce poème fonctionne donc un peu comme les vanités du XVIIe siècle pour rappeler à chacun ce qui l’ attend.
Rimbaud s’amuse à créer des chocs lexicaux, en utilisant des formes désuètes sur le plan grammatical, comme « les loups vous répondant des forêts violettes », mais qui vont contraster avec un vocabulaire plus argotique « holà », « Hop » ou l’expression « tête fêlée » qui contribuent largement à la satire. Et on peut voir dans cette écriture irrévérencieuse et anticonformiste, l’amorce d’une libération poétique.  

Bal des pendus

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !

Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons !

Ô durs talons, jamais on n’use sa sandale !
Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux, raides, heurtant armures de carton.

Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes :
A l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer…

Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés !

Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,

Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Arthur Rimbaud, Poésies, 1870

7 –  Le Châtiment de Tartufe

Sonnet libertin ( le dernier vers constitue une conclusion paradoxale – comique ou scandaleuse, comme dans Morts de 92-93)
Les 2 quatrains forment une seule phrase.
Le châtiment de Tartufe (avec un seul « f » , à l’italienne) utilise la figure bien connue du personnage de Molière incarnant l’hypocrisie religieuse.
Dans ce poème narratif , Tartufe est représenté de façon avilissante, humiliante. Le poème insinue une obscenité qui contribue au rabaissement de Tartuffe puisqu’on peut la lire comme une scène de masturbation. (Voir lecture linéaire)
Il sera puni et à travers lui l’Eglise toute entière. La chute du sonnet est humiliante puisque Tartufe est nu .
Ainsi le discours anticlérical est cynique, satirique comme dans Le Mal, ou l’indifférence de l’Eglise aux malheurs des hommes est violemment exprimée mais ce poème va plus loin : sous les traits du dévôt, se cache sans doute aussi Napoléon III. Ainsi, la couleur « jaune », l’homophonie foi/foie (v. 4) et la « pâleur » (v. 12) constituent autant d’indices qui renvoient à la personne de l’empereur malade. cf. Rage de Césars 

Le châtiment de Tartufe

Tisonnant, tisonnant son coeur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,

Un jour qu’il s’en allait,  » Oremus « , – un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !

Châtiment !… Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S’égrenant dans son coeur, Saint Tartufe était pâle !…

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats…
– Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !

 

8 –  Vénus Anadyomène

Sonnet très subversif, dont le titre savant s’oppose au contenu du poème : au sens étymologique grec, « anadyomène » signifie « qui sort de l’eau ». Or, à la fin du premier quatrain, la femme émerge certes de l’eau mais de l’eau « d’une vieille baignoire » ! et non des flôts comme la Venus de Botticelli – pour ne prendre que la plus célèbre.
Figure par excellence classique notamment en peinture que Rimbaud va revisiter de façon irrévérencieuse et provoquante en la détournant par le portrait d’une prostituée, exhibant à la sortie du bain, son ulcère à l’anus.
Bien sûr Rimbaud, admirateur de Baudelaire, transmute ici aussi le laid en beau par une alchimie poétique mais ce qui fait aussi la force du poème, c’est sa dimension politique : ici, ce n’est pas la prostituée qui est moquée ni accusée ; elle est l’une des victimes des injustices sociales de cette société du second Empire (voir lecture linéaire). Mise au ban de la société par son origine sociale et son métier, marquée par un homme qui a imposé sur elle, dans son intimité corporelle, sa marque « Clara Venus ».
Admirateur de Baudelaire, Rimbaud ici associe lui aussi le beau et le laid, la noblesse  et la vulgarité et propose une nouvelle esthétique poétique qui vient faire rupture avec les canons poétiques classiques et joue avec la parodie du blason. 

« La Naissance de Vénus » de Botticelli, vers 1485.

Lecture linéaire intégrale : Vénus Anadyomène

Vénus Anadyomène

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.

Arthur Rimbaud

9- Les Réparties de Nina

Aout 1870, rimbaud a 15 ans
Le poème se compose de vingt-sept quatrains en octosyllabes et tétrasyllabes. 
Les réparties de Nina , d’abord intitulé « Ce qui retient Nina » est le récit fantasmé (au conditionnel) d’une invitation au voyage, voyage amoureux et sensuel, donc cette fois à deux et non plus en solitaire comme dans Sensation.

Mais la répartition de la parole dans le dialogue est déséquili-brée entre le poète et Nina. Cela contredit d’ailleurs ironiquement le titre.
Toutefois la dernière répartie de Nina « et mon bureau ? » par son prosaisme, fait effondrer tous les rêves !
Ainsi la séduction s’achève sur un échec.
Ces désirs adolescents sont donc analysés par le jeune Rimbaud (qui n’a pas encore 16 ans) avec une distance ironique et parodique ; il détourne les codes de la poésie amoureuse.
En effet, au bout de 14 strophes, le ton change radicalement et laisse place au sarcasme :
Et, tout là-bas,
Une vache fientera, fière,
À chaque pas… »

Les reparties de Nina

LUI – Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?…
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour

De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs :

Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l’air ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,

Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :

Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, – la belle tresse,
Oh ! – qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
O chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur ;

Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement :
Riant surtout, ô folle tête,
À ton amant !….

………………………………………………..

 

10- A la musique

 À la musique est un long poème de 9 quatrains en alexandrins
La satire sociale et politique est évidente.
Le lieu est clairement nommé , 
ce qui donne une dimension autobiographique au poème. Ainsi tous les jeudis, les habitants viennent écouter jouer l’orchestre militaire.

La première partie du poème est une description qui mêle réalisme et satire, peignant une société sclérosée que Rimbaud déteste .Tout y passe : commerçants, épouses des bourgeois, militaires… ces bour-geois, « les petits pantins noirs grimaçant sur le ciel » du Bal des pendus , sont attachés à la propriété, au matériel au point que cela anime les objets et les transforme eux-mêmes en objets, ce que montre par exemple l’hypallage : « Le notaire pend à ses breloques à chiffres ».
Mais ce qui est plus intéressant, c’est que le poème change de ton lorsqu’apparaît, la personnalité du poète : « – moi, je suis débraillé comme un étudiant/Sous les marronniers verts ».… . Il s’opère un glis-sement vers un lyrisme particulier, et la vitalité, le désordre, qu’incarne le poète et sa jeunesse vont s’opposer de manière flagrante à cette société bourgeoise sclérosée précédemment décrite.

« Les marroniers » fonctionne comme un espace plus naturel que les squares, ou les désirs peuvent s’exprimer 

A la musique

Place de la Gare, à Charleville.

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

– L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux bouffis traînant leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent :  » En somme !…  »

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d’où le tabac par brins
Déborde – vous savez, c’est de la contrebande ; –

Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…

– Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
– Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…

Arthur Rimbaud, Poésies, 1870-1871

11- Les Effarés

Dans Les effarés, poème de 12 tercets hétérométriques (octosyllabes. + tétrasyllabes), Rimbaud met en scène la misère (thème hugolien) à travers cinq jeunes enfants pauvres qui sont dans le froid et la neige et regarde derrière un soupirail la préparation du bon pain.
Il reprend ici un poncif de la littérature du 19° . Mais tout le poème et bâti sur une image fixe : les enfants regardent le boulanger tandis que le narrateur regarde les enfants. Le poème repose sur des jeux de contrastes et condamne un monde plein d’injustices. En effet à la fin du poème et après l’espoir, c’est le retour à la dure réalité de la misère. Parce que, comme toujours, chez Rimbaud, la bonté s’accompagne de l’ironie.
Rimbaud place ses petits pauvres dans une attitude naïve et soumise qui débouche sur une critique implicite, de la religion et de son hypocrisie. En effet, ces enfants « à genoux », et qui font la prière « le ciel ouvert », à la fin du poème, auront toujours faim et toujours froid ! et on peut voir l’ironie et l’hypocrisie d’une société qui prive les pauvres de pain mais dont la religion leur promet le ciel, faute de trouver le bonheur sur  la terre.

 

Les Effarés

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond

A genoux, cinq petits, -misère!-
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.

Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,

Quand ce trou chaud souffle la vie;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
-Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,

Mais bien bas, -comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,

-Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
-Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…

12- Roman

Roman est un poème de 8 quatrains en alexandrins, construit comme une petite comédie.
Il trace aussi le portrait de l’adolescent confronté aux émois amoureux puisque l’emploi du pronom indéfini « on » marque à la fois une prise de distance et une généralisation de cette expérience. « on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ». Ce vers célèbre caractérise la jeunesse par la légèreté et l’insouciance.
Si on peut lire ce poème comme un topos de la littérature dans la mesure où il s’agit d’une scène de première rencontre, on peut y voir aussi une étape importante dans le développement personnel, puisqu’il s’agit de cesser de rester à boire des bocks de bière pour aller affronter ses désirs… sous les tilleuls.

L’ expression de la sensualité, le désir, et le lyrisme bien pré-sents sont néanmoins mis à distance par l’humour :
Par ailleurs, comme il le fera souvent par la suite, Rimbaud crée un néologisme avec le verbe « Robinsonner » dont il garde la majuscule du nom propre, parce que de nouveaux mots permettent de construire un nouveau monde.
Malgré le ton léger du poème, dés le titre « Roman »qui évoque évidemment une fiction, quelque chose qu’on invente 

 

Roman

I

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits – la ville n’est pas loin –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

II

– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

III

Le coeur fou robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

 13- Morts de Quatre-vingt-douze  et de quatre-vingt-treize

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize est un sonnet à pointe .
C’est un poème politique, sans ambiguité.
En septembre 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. Cas-sagnac, partisan de l’Empire bonapartiste, lance un appel dans un journal « Le Pays » pour tenternde rallier les républicains – opposants au régime de Napoléon III et à sa guerre- , à agir aux côtés des représentants du second empire contre l’ennemi commun, la Prusse. Pour les convaincre, il fait référence aux combattants de la Ire République en 1792. Rimbaud, détestant tout autant qu’Hugo, Napoléon, «le petit» ,Napoléon III, et étant opposé à la guerre, rédige une sorte de réponse pamphlétaire aux propos de Cassagnac.
Le poète commence par rendre hommage aux soldats révolutionnaires, morts pour lutter contre la tyrannie en 92 et 93 : 
Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ô million de Christs aux yeux sombres et doux ;

Il rappelle ensuite ce qu’est le second empire et Napoléon III.


Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.

Le dernier vers, syntaxiquement isolé et détaché par un tiret,
recourt par allusion au sarcasme : « – Messieurs
de Cassagnac occupe le premier hémistiche et s’oppose au couple « nous »/« vous » c’est-à-dire les soldats de la République.  

 

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité ;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les coeurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ô million de Christs aux yeux sombres et doux ;

Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
– Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !

 

14- Le mal

Le Mal est un sonnet d’une grande force, constitué d’une seule phrase qui mène à la chute du poème.
Il fonctionne comme un dyptique et joue sur la simultanéité entre le malheur des hommes transformés en « tas fumant » par la volonté guerrière de rois indifférents à leur peuple et l’insensibilité d’un Dieu et d’une église aux souffrances hu-maines, seulement préoccupée des biens terrestres.
Seule la Nature est représentée positivement mais si elle a fait les hommes « saintement » , ceux-ci la méprisent et l’abîment.
La chute du poème est une image forte qui met en avant la souf-france et la soumission d’une mère apportant à un Dieu vénal, son offrande noué dans un mouchoir, pour obtenir le salut de son fils. Cette image produit une forte indignation.
À la fois, satire de la guerre et de la religion, dénonciation des pouvoirs… qui n’est pas sans rappeler la boucherie héroïque à laquelle assiste candide dans le conte éponyme de Voltaire.

Le jeune Rimbaud fait preuve ici, non seulement d’une conscience critique sur le plan politique , mais aussi d’une grande maîtrise de l’art poétique .
Il se permet de ne pas suivre l’organisation traditionnelle des rimes dans le sonnet : les rimes sont croisées dans les quatrains alors qu’elles sont traditionnellement embrassées ; le jeu de rimes est différent dans les deux ; cela toutefois n’a rien de révolutionnaire dans la poésie du XIXe siècle, mais suppose de sa part, une très bonne connaissance de ses contemporains. Enfin l’art avec lequel il parvient à la chute est remarquable. 

 

Lecture linéaire, Le Mal

Le mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

 

15- Rages de Césars

 Rages de Césars, quinzième et dernier poème du « Premier Cahier de Douai .

Au centre du tableau, sans qu’il soit nommé, un empereur déchu, que tout le monde peut reconnaître : Napoléon III . Fait prisonnier, son empire s’écroule et la IIIe République(4 septembre 1870)), mets fin à son rêve d’éteindre la liberté.
Le titre, qui peut paraître mystérieux et sans doute en lien avec l’intention qui avait eu Napoléon III, en 1865, décrire un livre consacré à Jules César dans le but de se comparer à cet empereur.
Le pluriel suggère aussi sans doute les autres César qui suivront, Caligula ou Neron… Peu flatteur pour l’empereur.

Quant à « Rages » également au pluriel, on peut penser qu’elle concerne toutes ces colères : il a perdu le pouvoir, avec lui, il a perdu sa vie de débauche…
Le portrait du tyran vaincu avec son « œil mort », et son air un peu cadavérique est bien réel. C’est ainsi qu’il était souvent représenté.
Si l’empereur est éreinté c’est d’abord par la caricature qu’en fait Rimbaud, mais c’est aussi parce qu’il est malade …et souffre de calculs rénaux

Rages de Césars

L’homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
– Et parfois son oeil terne a des regards ardents…

Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit :  » Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! « 
La liberté revit ! Il se sent éreinté !

Il est pris. – Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l’oeil mort.

Il repense peut-être au Compère en lunettes…
– Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.

16- Rêvé pour l’hiver

Rêvé pour l’hiver est un sonnet qui prend quelques libertés dans l’alternance des vers.
Le wagon offre une atmosphère confinée propice à la tension sensuelle du texte.

Si l’on peut voir dans ce poème à nouveau l’influence d’ Hugo, avec des poèmes comme La Coccinelle et Vieille chanson du jeune temps, il ne faudrait pas le limiter à cela. Rimbaud met beaucoup d’ironie et la retourne même contre lui-même lorsqu’il nous conte ses aventures amoureuses. Ici, Rimbaud subvertit le modèle Hugolien : la coccinelle se transforme en araignée …

Par ailleurs, chez Hugo, le narrateur est bien plus timoré, se contente d’enlever la coccinelle. Rimbaud, lui, préfère chercher l’araignée…
Nb : existence historique de ces wagons roses à coussins bleus, réservés aux classes de luxe.

Rêvé pour l’hiver

Arthur Rimbaud

L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l’oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée…
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…

Et tu me diras :  » Cherche !  » en inclinant la tête,
– Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
– Qui voyage beaucoup…

Arthur Rimbaud

En wagon, le 7 octobre 1870

17- Le Dormeur du val

Le Dormeur du val, sans doute l’un des  poèmes les plus connus de Rimbaud.
En juillet 1870, Napoléon III, déclaré la guerre à la Prusse. La scène décrite dans le dormeur du Val devient alors un drame quotidien.

La chute ramène le lecteur à la violence de la guerre : le soldat ne dort pas, il est mort. On peut évidemment, noter l’importance de la nature. Une fois de plus chez Rimbaud, elle est douce, protectrice, chaleureuse… Et c’est l’homme qui fait le mal comme on le voit aussi dans le poème du même nom.
Poème anti-militariste, qui dénonce la guerre sans jamais employer de termes qui s’y rapportent ; la mort absurde du jeune soldat, simplement exprimer par les deux trous rouges sur le côté, paraît d’autant plus impensable dans ce cadre bucolique. Elle est le résultat de la folie des hommes, elle est en ce sens, contre nature.  

 

Le dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Arthur Rimbaud, octobre 1870

18- Au Cabaret vert, cinq heures du soir

Au Cabaret-vert est un sonnet dans lequel le poète raconte une scène vécue lors de l’une de ses fugues.
Attablé Au cabaret vert (lieu réel) , il y vit un moment de bien-être, procuré simplement par l’ambiance du lieu, la nourriture et la présence de la serveuse aux « tétons énormes ».
Tous les sens sont mobilisés. C’est une ode à la simplicité, à la liberté.
Rimbaud joue aussi un peu avec l’idée de bonheur céleste, bonheur terrestre, puisque l’adjectif « bienheureux » fait quelques références à la béatitude des saints, alors qu’ici cet état est procuré par du jambon, et de gros tétons…

Poème annonciateur des errances à venir, d’une poésie qui s’ancre dans les sensations et dans la vie, même si plus tard, dans Une Saison en enfer, il condamnera ces plaisirs si simples, et cette illusion, surtout, d’un bonheur accessible.

Au Cabaret Vert, cinq heures du soir

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai

19- La maline

 La Maline est un sonnet qui se structure autour de la figure féminine d’une serveuse d’auberge entreprenante et qui ne laisse pas indifférent le poète.
A nouveau, tous ses sens sont en éveil .Le poète vit un moment « heureux et coi » ; sorte de scène de genre, légère et sans conséquence.
Toutefois le titre intrigue : bien sûr la servante a peut être calculé sa séduction:
— Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée

Mais maline est le féminin de « Malin», l’autre nom du diable !
Peut-être alors faut-il lire ce poème comme le récit d’un bonheur trompeur
Rimbaud se rapproche visuellement du surnom donné au diable, et satanise cette femme et ces lieux.

La Maline

Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.

En mangeant, j’écoutais l’horloge, – heureux et coi.
La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
– Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée

Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,

Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser ;
– Puis, comme ça, – bien sûr, pour avoir un baiser, –
Tout bas :  » Sens donc, j’ai pris ‘une’ froid sur la joue… « 

Arthur Rimbaud, Poésies

20-L’éclatante victoire de Sarrebruck 

Sonnet satirique dont le titre à lui seul témoigne de l’ironie du propos.
La victoire « remportée aux cris de vive l’Empereur! » prête à confusion puisque cette expression pouvait signifier en argot : « je m’en branle, je m’en moque » !

Connaissant l’admiration  sans bornes de Rimbaud pour Napoléon III, on est en droit de penser que c’est ainsi qu’il faut le comprendre.
De surcroit le complément d’information qui accompagne le titre « Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes. » suggère une intention parodique puisque « brillamment » est ici ironique et que les 35 centimes peuvent suggérer la non-valeur de la vic-toire ! Les mots éclatante et brillamment portent un jugement sarcastique sur cette « bataille » qui n’est ni l’un ni l’autre !
Donc un titre et un sous-titre pleins d’ironie pour vanter une victoire sans aucun intérêt des armées de Napoléon III contre la Prusse à la bataille de Sarrebrück.
Par ailleurs, faire la guerre serait en effet aussi simple que participer à une revue militaire. Les Pioupious, « se lèvent gentiment » et ne semblent pas comprendre qu’ils sont sur un champ de bataille.
De plus, le sonnet donne à voir l’empereur sur son terrain de jeu favori, l’Empereur «  doux comme un papa », s’en va « raide sur son dada » … les mots à redoublement enfantin da-da/pa-pa/piou-pious, ridicu-lisent l’Empereur, tombé dans une seconde enfance…

Mais ce n’est pas tout : l’Empereur « raide, sur son dada /Flamboyant ; très heureux », ne propose pas uniquement la figure fière de l’Empereur sur son cheval : les mots raide et dada relèvent ici d’un raisonnement obscène puisque aller à Dada signifie « sacrifier à Vénus », c’est-à-dire, s’envoyer en l’air ! 

L’Éclatante victoire de Sarrebrück

Remportée aux cris de Vive l’Empereur !

(Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes.)

Au milieu, l’Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s’en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, ? car il voit tout en rose,
Féroce comme Zeus et doux comme un papa ;

En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
Et, tourné vers le Chef, s’étourdit de grands noms

À droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
De son chassepot sent frémir sa nuque en brosse,
Et : « Vive l’Empereur !! » – Son voisin reste coi…

Un schako surgit, comme un soleil noir… – Au centre,
Boquillon, rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, – présentant ses derrières « De quoi ?… »

Octobre 1870.

Arthur Rimbaud, Poésies

21-Le Buffet

Le buffet est un aussi un sonnet.
Il est le seul poème des Cahiers qui ait pour titre un objet. Et il est l’un des rares sans sarcasmes, sans ironie, sans mépris…

En apparence le buffet est un objet banal, quotidien comme il y en a un peu partout. A l’intérieur, il y a aussi ce que l’on peut trouver un peu partout… Peinture de genre en apparence, autour du familier, du quotidien.
Mais peu à peu, Le Buffet devient allégorie du temps et un objet poétique, humanisé qui «a pris cet air si bon des vieilles gens».Il permet la création d’un univers sensoriel et émotionnel qu’on retrouvera dans la poésie rimbaldienne future.
Difficile de ne pas penser à Baudelaire, que Rimbaud qualifiait de premier voyant, et qui su transformer le prosaïque en poésie par l’ alchimie du verbe.  

 

Le buffet

C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;

– C’est là qu’on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

– Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.

22-Ma bohême

 Pour Ma Bohême, Rimbaud a choisi le sonnet, forme contraignante avec laquelle il va jouer.
Il qualifie son poème de fantaisie. On peut entendre ce terme dans son exception habituelle, comme un ouvrage dans lequel on suit les caprices de son imagination, plutôt que les règles, sans toutefois les abandonner totalement, mais peut-être aussi, parce que ce dernier sonnet prend des libertés, se différencie des autres. Toutefois, ce mot de fantaisie est très à la mode ; le chef de file du Parnasse, Banville lui-même l’utilise. D’ailleurs, ma bohème s’inspire largement des Odes funambulesques de Banville ce qui n’enlève rien au final à la puissance et la perfection de ce petit texte.
Ma Bohème construit le mythe de Rimbaud : il se place lui-même au centre du poème (on a huit fois, le pronom personnel « je ») ; il construit l’image du pauvre vagabond, et se compare au petit poucet.
Si le départ est teinté de révolte, « je m’en allais les points dans mes poches crevé. »,  bien vite, ce qui ressort, c’est la sensation de liberté et l’espace céleste qui s’ouvre à lui, le jour « sous le ciel » et la nuit sous les étoiles.
.
De manière générale, la nature  une fois encore est une puissance bienveillante, protectrice, nourricière. Elle semble lui appartenir, puisque les possessifs sont nombreux « mes étoiles ».
Rimbaud se peint donc comme un vagabond céleste, fidèle à sa muse.
L’image du Petit Poucet suggère que c’est par la poésie, que le poète trouvera la liberté et le bonheur.
Mais Rimbaud, ne se contente pas de se peindre, il peint aussi ou annonce son programme poétique.
Il écrit au bord des routes et rêve à des « amours splendides » qui sont peut-être finalement des rêves de création poétique.
Même ses lacets se transforment en lyre, c’est-à-dire en symbole de la poésie. 

Lecture linéaire: Ma Boheme

Ma Bohème

 

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai (1870)

LECTURES LINEAIRES ET CORRIGES

LE GRAND QUIZ SUR RIMBAUD