TABLE DES MATIERES

Petite introduction

Rimbaud, entre autres choses, traitait sa mère de « Bouche d’ombre » et de « Daromphe », taguait « Merde (ou mort) à Dieu ! » sur les murs de Charleville, remportaient tous les prix d’excellence de son Académie, fuguait sans arrêt mais décida soudainement d’abandonner ses études…

Révolutionnaire, profondément rebelle à l’ordre établi, à l’Église, à la famille, à l’école, au travail, à « La vieillerie poétique », il provoquait, bousculait tout et écrivit à 15 ans, à son professeur de rhétorique que pour être poète, il fallait « s’encrapuler » et devenir « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ».

Il vécut – et à l’époque c’était inacceptable – une relation homosexuelle tumultueuse avec Verlaine qui venait de se marier et qui se termina par deux coups de revolver et l’emprisonnement de Verlaine…
`Dès ses premiers textes, Rimbaud pose un regard sans complaisance sur le monde, en fait la satire, qu’il s’agisse de l’amour, de la guerre, de la religion…

Celui qui revendiquait la «liberté libre» et espérait par la poésie « réinventer l’amour, changer la vie, bouleverser le temps », écrivit entre son 15ème et 20ème anniversaire, des textes qui allaient  définitivement bouleverser la poésie.

PETITE BIOGRAPHIE D'UN ADO GENIAL ...

Né le 20 aout 1854 dans le nord de France, à Charleville (aujourd’hui Charleville-Mézières), Arthur est l’un des cinq enfants du Capitaine d’infanterie Frederic Rimbaud et de Vitalie Cuif, issue d’une famille aisée de paysans propriétaires de terres.
Le père quitte la maison en 1860 et ne reviendra jamais !
C’est donc la mère qui va élever seule les quatre enfants encore vivants : L’ainé, Nicolas Frederic (1853-1911), Nicolas Arthur (1854-1891), Rosalie Vitalie (1858-1875 morte à 17 ans), et Isabelle (1860-1917). 

La mère est très croyante, même dévote, et semble-t-il, plutôt étouffante et rigide. Rimbaud l’appellera « la Bouche d’ombre », et il écrira plus tard un poème d’une grande violence contre la figure maternelle : Les poètes de sept ans qui malgré l’emploi du pluriel et de la troisième personne, est un long autoportrait de Rimbaud qui parle de la rigidité de son éducation :

Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.

 

Mais jusqu’au bout il restera en lien avec elle, et elle ne le lâchera jamais. Elle l’aidera à se faire éditer, et d’une certaine façon, acceptera la relation avec Verlaine, à qui elle écrira qu’elle comprend sa peine…Pas mal pour une dévote du XIXème !

La naissance du poète-adolescent

 «  Je me suis reconnu poète » ( A.Rimbaud)
Rimbaud est élève à l’institut Rossat puis au Collège de Charleville ; il est brillant. Il lit sans cesse. Et comme il a une mémoire phénoménale, il retient tout ce qu’il lit. Il est capable d’écrire des dizaines de vers en latin, presque sans le moindre effort, et de réciter par cœur Virgile ou Ovide. Il découvre les poétes de son temps dans Le parnasse contemporain : Baudelaire, Leconte de Lisle, Heredia, Gautier, Coppée, Cros, Verlaine…Il connait les romantiques et l’on retrouvera l’influence de Victor Hugo dans certains de ses premiers poèmes. Il lit Jules Verne aussi. Et pour l’instant, il admire les parnassiens*, dont Théodore de Banville est le chef de file

En 1869, il participe aux épreuves du Concours académique de Douai où il remporte le 1er prix de vers latins sur l’éloge d’un grand homme. Il choisit Jugurtha, général berbère qui s’est opposé à Rome, et l’associe au tout jeune Abdel Kader, à la fois chef politique, militaire et spirituel algé-rien et qui va combattre l’armée française coloniale pendant dix-sept ans. Deux rebelles donc, comme Rimbaud lui-même. 

« On n’est pas sérieux quand on a 17 ans »

« À Monsieur Théodore de Banville.(extraits)
Cher Maître,
Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai presque dix-sept ans. L’âge des es-pérances et des chimères, comme on dit. — et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, — pardon si c’est banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes — moi j’appelle cela du printemps.
Que si je vous envoie quelques-uns de ces vers, (…) c’est que j’aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, — puisque le poète est un Parnassien, — épris de la beauté idéale ; c’est que j’aime en vous, bien naïvement, un descendant de Ronsard, un frère de nos maîtres de 1830, un vrai romantique, un vrai poète. Voi-là pourquoi. — c’est bête, n’est-ce pas, mais enfin ?
Dans deux ans, dans un an peut-être, je serai à Paris. — Anch’io, messieurs du journal, je serai Parnassien ! — Je ne sais ce que j’ai là… qui veut mon-ter… — je jure, cher maître, d’adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté.(…)
Arthur Rimbaud.

C’est en 1870 que Rimbaud, au lycée, rencontre un jeune profes-seur de rhétorique, âgé de 22 ans, Georges Izambard , avec lequel il va nouer des liens importants. (voir ci-après Les Lettres du Voyant).
Le professeur le prend au sérieux, répond à ses lettres, lui prête des livres que la mère n’approuve pas toujours notamment Les Misérables de Victor Hugo. On sent dans les lettres que Rimbaud écrit à son professeur qu’il a besoin de cette attention, de ces échanges.

Le 2 janvier 1870, il publie dans un journal local, « La Revue pour tous », la première œuvre qu’on connait de lui, un poème à la forme parfaite mais au propos déjà provocant : Les Etrennes des orphelins. Poème sur la misère ou l’on peut lire en filigrane la colère de l’adolescent contre ce monde sordide.
En mai de la même année, Rimbaud qui a 15 ans et demi, écrit au chef de file du Parnasse, Théodore de Banville. Il joint trois poèmes : « Ophélie », « Sensation » et « Credo in unam ». Il veut « devenir Parnassien ou rien » et se faire publier. Banville lui répondra mais les poèmes ne paraîtront pas dans la revue.

 Rimbaud étouffe à Charleville… La peinture satirique qu’il en fait dans A La Musique, est très explicite…Il va fuguer. Plusieurs fois. Sa mère le fait rattraper par les gendarmes. Mais il recommence. Le 29 aout 1870, quelques jours avant la bataille de Sedan, Rimbaud se sauve à nouveau pour se rendre à Paris, où la révolution gronde. Mais à la gare du nord, il est contrôlé, n’a pas de billet valable et donc il se retrouve à la prison Mazas. Il écrit alors à son professeur, Georges Izambard, à Douai, pour lui demander de payer sa dette. Le professeur s’acquitte et lui paie même un billet pour se rendre à Douai ou Rimbaud arrive le 8 septembre. Il restera trois semaines chez un ami du professeur, Paul Demeny, poète local dont il espère qu’il pourra faire éditer ses poèmes. Il lui remet une liasse de textes. C’est de là que viendra le titre « Les Cahiers de Douai ». »

Le 19 septembre, l’armée prussienne encercle Paris. (La France avait déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet, le 1er septembre Napoléon III avait capitulé après la défaite de Sedan.)
Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir fait allusion à une autre fugue de Rimbaud le 6 octobre 1870. Pas à Paris cette fois puisque la ville est assiégée par les Prussiens mais à Charleroi. Après avoir vainement tenté d’être engagé comme rédacteur au journal de Charleroi, il part pour Bruxelles, puis Douai, mais les gendarmes le ramène chez lui le 1er novembre. 

 Le 2 novembre 1870, il écrit à son professeur Georges Izambard :

Georges Izambard

Monsieur,
— À vous seul ceci. —

Je suis rentré à Charleville un jour après vous avoir quitté. Ma mère m’a reçu, et je — suis là… tout à fait oisif. Ma mère ne me mettrait en pension qu’en Janvier 71.
Eh bien ! j’ai tenu ma promesse.
Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. Que voulez-vous, je m’entête affreusement à adorer la liberté libre, et… un tas de choses que « ça fait pitié », n’est-ce pas ? — Je devais repartir aujourd’hui même ; je le pouvais : j’étais vêtu de neuf, j’aurais vendu ma montre, et vive la liberté ! — Donc je suis resté ! je suis resté ! — et je voudrai repartir encore bien des fois. — Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches, et sortons ! — Mais je resterai, je resterai. Je n’ai pas promis cela. Mais je le ferai pour mériter votre affection : vous me l’avez dit. Je la mériterai.
(…)
Ce « sans-cœur » de A. Rimbaud 

 

 On peut clairement y lire le besoin de liberté du jeune Rimbaud et la formule incroyable de vérité pour son âge de « liberté libre » ainsi que la confiance qu’il a en Izambard.

L’élève brillant renonce à poursuivre ses études et en février 1871, il se rend une fois encore à Paris et y reste une quinzaine de jours
Il ne sera donc pas présent dans la capitale, lorsque la commune est proclamée, le 27 mars 1871. Mais il est évident qu’il ressent une forte exaltation pour la Commune de Paris ; il a l’espoir de voir naitre une société nouvelle, libertaire, égalitaire.  

 C’est le 13 mai de cette année 1871, qu’il envoie à son professeur, Georges Izambard, une lettre célèbre dans laquelle, du haut de ses 17 ans, il annonce : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. »

Suivra le 15 mai une lettre à Paul Demeny, plus explicite, mais trai-tant du même sujet. C’est la fameuse « Lettre du Voyant » (ci-contre)

Un mois plus tard, il demandera, dans une lettre à Demeny « … brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai ».

Heureusement, Demeny ne l’a pas fait, les manuscrits ont été retrouvés dix-sept ans plus tard et c’est grâce à cela que vous avez Les Cahiers de Douai au bac ! »

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connais-sance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. » (…)
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable tor-ture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il de-vient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant —Car il arrive à l’inconnu!   

«  Drôle de ménage! » (Rimbaud, Une Saison en Enfer)

C’est en Août 1871 qu’il écrit à Verlaine, poète déjà reconnu (il a 27 ans) et lui envoie quelques poèmes. Verlaine lui répond : « Venez, chère grande âme, on vous appelle et on vous attend ». Et quelques semaines plus tard, il arrive à Paris où il sera d’abord hébergé chez les beaux-parents de Verlaine, puis chez Théodore de Banville, et en-fin chez le poète Charles Cros.

C’est à ce moment (Octobre-décembre ) que Verlaine l’introduit dans des clubs littéraires de l’époque, comme le cercle Zutique, dont le nom « Zutique » fait référence à « Zut » mais qu’on pourrait aujourd’hui traduire par « le cercle merdique »…Cercle provocateur dans lequel Rimbaud trouve un temps sa place. 

« Zut ! Zut à la société ! Tel est le postulat du cercle zutique né fin septembre 1871 à Paris. […] Une vingtaine de poètes, peintres, musiciens « zutistes » décide de battre en brèche, par l’irrévérence, tous les immobilismes. […] Arrivé depuis peu de son Ardenne natale, le jeune maître en jurons excelle dans l’expression salace et scatologique. […] Si le cercle n’a pas de réel programme, il a une constante : devenir le défouloir anticonformiste qui écorche avec férocité les nostalgiques de la monarchie, l’esprit clérical et surtout les poètes parnassiens.

René Guitton, Les 100 mots de Rimbaud, « Zutique », ©Éditions PUF, 2020 

Verlaine et Rimbaud

 

Il y a aussi le cercle des Vilains bonhommes où se réunissent des poètes, des intellectuels qui échangent sur la littérature, la poésie…

Mais le jeune Rimbaud est incontrôlable et lorsqu’un texte ne lui plait pas , il interrompt la lecture par des « Merde ! » tonitruants, ce qui évidemment n’est pas du goût de tous. Ça dégénère et la soirée finit à coups de canne-épée. Rimbaud blesse le photographe Étienne Carjat. 

Début juillet, il part avec Verlaine « son époux infernal » qui abandonne sa jeune épouse Mathilde et son tout jeune fils pour le suivre à Bruxelles. C’est le temps des paradis artificiels. La transgression en est un. Mais la poésie aussi. Mais il y a également le vin (Verlaine est alcoo-lique) , l’absinthe, cette « fée verte », le haschisch…qui permettent les visions inouïes et la démultiplication de la perception, et rendent assez puissant pour enfin « atteindre à l’inconnu ». Les drogues deviennent un pont, un medium vers l’illumination, la réinvention du réel.

Le poème Matinée d’ivresse :
« Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout en-tière tous les jours.
Voici le temps des Assassins .  »

 Ce sont les dérèglements de tous les sens de la Lettre du Voyant même si alors Rimbaud ne consommaient pas encore de drogues.  

Mais dans Une Saison en enfer, dans le poème Mauvais sang, Rimbaud renie la puissance de ces paradis artificiels. Il écrit :
« Ah ! j’en ai trop pris […]. Vite ! Est-il d’autres vies ? […] Adieu chimères, idéals, erreurs […]. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les « désastres, – tout mon fardeau est déposé »

Tout cela aussi était un mirage, une illusion. La déception sans doute est immense. Elle était déjà inscrite de façon prémonitoire dans Le Bateau ivre.
Début septembre, ils sont tous les deux à Londres et fréquentent beaucoup de communards en exil depuis la chute de la Commune. Fin novembre, Rimbaud rentre seul à Charleville.

En janvier 1873, Verlaine demande à Rimbaud de le rejoindre à Londres.
Mais le 3 juillet, une violente dispute éclate entre eux. C’est Verlaine cette fois qui quitte Rimbaud. Pourtant, Verlaine demande à nouveau à Rimbaud de le rejoindre à Bruxelles. Il l’y rejoint… 

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, "Fausse conversion" Manuscrit autographe, avril - août 1873 3 f., 21 x 13,5 cm BNF, Manuscrits

« Le ciel est, par-dessus le toit
Si bleu, si calme !

Un arbre, par-dessus le toit,

Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,

Doucement tinte.

Un oiseau sur l’arbre qu’on voit

Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,

Simple et tranquille.

Cette paisible rumeur-là

Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà

Pleurant sans cesse,

Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,

De ta jeunesse » ?

                              Verlaine, Sagesse

Mais le 10 juillet, Verlaine bloque la porte de leur chambre avec une chaise et tire deux fois sur Rimbaud. La femme de Verlaine qui se trouve dans le même hôtel arrive et ils partent tous les trois vers l’hôpital. C’est alors que sur le chemin du retour, Verlaine menace à nouveau Rimbaud en pleine rue. Arthur « le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant » se précipite vers un policier pour obtenir sa protec-tion. Verlaine est arrêté sous les yeux de sa jeune épouse, il est incarcéré à la prison des Petits-Carmes. Et bien que Rimbaud ait retiré sa plainte, Verlaine est condamné à deux ans de prison.
Il y écrira notamment un poème célèbre de son recueil Sagesse : « Le ciel est, par-dessus le toit…  »

Dès le 20 juillet, Rimbaud est de retour à Charleville. Puis il part pour Roche dans les Ardennes, où il continue de travailler à son recueil Une saison en enfer qui paraîtra à compte d’auteur. En fait, Rimbaud ne peut pas payer le dernier versement à l’imprimeur, il ne peut récupérer qu’une dizaine d’exemplaires. (Le reste disparaîtra de longues années et sera retrouvé par hasard ).Le recueil ne sera donc pas diffusé. Rimbaud envoie l’un des exemplaires à Verlaine toujours en prison. (à Mons.) 

«  L’Homme aux semelles de vent  »

Lorsqu’en novembre 1873, Rimbaud retourne à Paris, plus personne ne le supporte, excepté Germain Nouveau, lui aussi poète, qui a trois ans de plus que Rimbaud. Ils partent pour Londres. Rimbaud travaille aux Illuminations.
Il rentre dans les Ardennes en décembre.

A partir de 1875, il ne cessera de voyager, en Europe d’abord, en Afrique ensuite jusqu’à sa mort en 1891 à Marseille.
C’est terminé. Rimbaud n’écrira plus. Le Voyant ne voit plus. Ne veut plus voir, peut-être. Il n’a pas changé la vie, ni le monde…
« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! […] Enfin, je demande-rai pardon pour m’être nourri de mensonge » (Adieu).

Ignore-t-il qu’il a changé la poésie à tout jamais ? »

Verlaine dessine Rimbaud

On le retrouve en février 1875 à Stuttgart, où il occupe un emploi de précepteur chez le pasteur Ernst R. Wagner.

Le 20 mars , Verlaine, libéré de prison, vient le voir mais la rencontre ne se passe pas très bien. Il lui confie néanmoins le manuscrit des Illuminations pour que Verlaine le remettre à Germain Nouveau.

A partir de fin avril 1875, il part à pied à travers les Alpes, jusqu’à Milan ! Il va ensuite à Livourne puis rentre en France.
Le 18 décembre sa sœur, Vitalie, décède à 17 ans et il en est très affecté.
En mars 1876, on le retrouve à Wien, en Autriche. Victime de voleurs, il n’a plus rien et doit rentrer en France… à pied !
En mai, il s’engage dans l’armée coloniale des Indes néerlandaises et se retrouve en Juillet dans un campement militaire à Java. Mais il déserte ! il embarque sur un navire écossais en partance pour la Grande-Bretagne, via Le Cap et les Açores.
En avril 1877, il voyage en Allemagne et dans les pays scandinaves.
Il cherche à s’enrôler dans l’armée américaine mais la demande n’aboutit pas. Puis il semble qu’il travaille comme caissier pour un cirque ambulant en Suède et en Norvège. 

 C’est en septembre 1877 à Marseille, qu’il s’embarque à destination d’Alexandrie, en Egypte. Il apprend l’arabe, relit le Coran. Il est toujours curieux de tout, sauf peut-être de littérature ! Mais il tombe malade et son périple s’arrête en Italie : il visite Rome puis retourne dans les Ardennes.

A l’automne 1878, tandis qu’il travaille à Roche dans la ferme familiale, il décide de repartir à pied, encore ! Cette fois, vers l’Italie. De là, il embarque à nouveau pour l’Égypte. Il s’arrête à Chypre ou il est recruté pour diriger un chantier de construction.
Mais moins d’un après, il contracte la fièvre typhoïde et rentre à nouveau dans les Ardennes.

Une fois guéri, en mars 1880, il repart à Chypre où cette fois il est employé par l’administration britannique. Mais en conflit avec les autorités, il quitte Chypre.
Après une escale à Alexandrie, il part vers la mer Rouge. En Août, il trouve du travail à Aden, au Yémen. Il travaille pour une société française d’import-export qui l’envoie ensuite à Harar, en Ethiopie.

 Harar commence a vraiment lui peser et il s’y ennuie mortellement.

En mars 1882, il retourne donc travailler à Aden. Mais en fin d’année, on lui propose un poste de directeur à Harar ; il y retourne !

Pendant ce temps, Verlaine publie dans la revue Lutèce, Les Poètes maudits (1884) , la première étude sur la poésie de Rimbaud. 

Aden, 19ème

En octobre il est de retour à Aden
Pendant que Rimbaud livre ses armes, en France, en 1886, la re-vue Vogue publie les Illuminations sans que l’auteur en soit informé. Et quelques mois plus tard, Une saison en enfer, qui fera connaitre cette œuvre .

En juin 1884, Rimbaud est envoyé à nouveau à Aden par ses employeurs : il doit acheter du café. Visiblement ça ne lui convient pas puisqu’il dé-missionne et s’associe au négociant Pierre Labatut pour conduire des armes au Choa (Province d’Éthiopie) où le roi Ménélik est entré en conflit armé avec son suzerain, l’empereur Johannes IV. Mais les choses ne se passent pas comme prévu si bien que Rimbaud décide en Octobre de convoyer seul les armes. Le périple s’avère cauchemardesque : à la tête d’une importante caravane, il s’engage seul, traverse les déserts et les terres volcaniques des Danakils et arrive le 6 février 1887 à Ankober. Ménélik n’y est pas. Il est à Entotto, Rimbaud s’y rend ; Ménélik accepte de lui acheter les armes mais pour un prix très bas.

Paul VERLAINE & (Arthur RIMBAUD) Arthur Rimbaud - Les Hommes d'aujourd'hui n°318

«  Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! » (Rimbaud, Le Bateau ivre) »

Rimbaud à Harar

En 1890, il fait une mauvaise chute de cheval et commence à fortement souffrir du genou droit.
A partir de février 1891, il se plaint de douleurs de plus en plus insupportables au genou. Au point qu’en avril il quitte Harar en litière jusqu’à Aden pour trouver des médecins. A l’hôpital européen d’Aden, on lui conseille de rentrer se faire soigner en France. 

 Le 20 mai, après 12 jours de mer, il arrive à Marseille, à l’hôpital de la Conception.
Les médecins finissent par diagnostiquer un cancer des os ; ils prennent la décision de l’amputer.

Il demande à sa mère, par télégramme, de le rejoindre : « Aujourd’hui toi ou Isabelle venez Marseille par train express lundi matin on ampute ma jambe danger mort affaires sérieuses régler Arthur Hôpital Conception répondez »

« La Mother » vient au chevet de son fils. Il souffre atrocement. Il s’est fait faire une prothèse qu’il ne supporte pas : « Je l’ai mise il y a quelques jours et ai essayé de me traîner en me soulevant encore sur des béquilles, mais je me suis enflammé le moignon et ai laissé l’instrument maudit de côté ».
Le 23, il prend le train et rentre à Roche. Mais un mois plus tard, le 23 août, la maladie reprend de plus belle. Rimbaud retourne à Marseille, accompagné de sa sœur Isabelle. Les souffrances deviennent intolérables.

Hôpital de la Conception, Marseille
Acte de décès d'Arthur Rimbaud

 Le 10 novembre 1891, en début d’après-midi, s’éteint Arthur Rimbaud, le poète qui avait écrit 18 ans plus tôt :
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.
»
C’est à peu prés au même moment que l’éditeur Léon Genonceaux publie les poésies de Rimbaud sous le titre Reliquaire.

Chose étrange dont on ne saura jamais si elle arrive par la pression qu’exerce sur elle, sa dévote sœur Isabelle ou si au seuil de la mort, il voit les choses autrement, mais quoi qu’il en soit, le 25 octobre, il accepte de recevoir l’aumônier de l’hôpital pour les derniers sacrements, ce qu’il avait toujours refusé. En 1882, il écrivait à sa mère : « Enfin, puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie ; et heureusement que cette vie est la seule, et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’ima-giner une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! »

CONTEXTES 

CONTEXTE LITTERAIRE & ARTISTIQUE

Romantiques- Parnassiens- - Symbolistes...

CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE

Fin du II° Empire, Guerre de 1870, Commune de Paris..

LE BATEAU IVRE

     
       Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Arthur Rimbaud, Poésies

Petite explication…

Le Bateau ivre illustre parfaitement le projet rimbaldien.
Le bateau, c’est Rimbaud lui-même.

Les   strophes 1 à 5  racontent comment un bateau rompt ses amarres : c’est le poète rompant avec les normes de la poésie, les conventions de la morale, l’idéologie dominante de la société.

Il faut le lire comme un parallèle entre le récit d’un voyage maritime et d’un voyage en poésie. Voyage effectué par un adolescent.
Les expériences du bateau ce sont celles de Rimbaud.

Les « haleurs » du navire sont pour Rimbaud les traditions poétiques qu’il abandonne, les conventions qu’il lâche. Les liens se font par les métaphores.
Quant aux «fleuves impassibles», ils sont l’équivalent de la société du XIX° que rejette Rimbaud qui la trouve stérile, figée, étouffante…
Le massacre des haleurs, c’est l’image de cette séparation avec le monde d’avant.
Rimbaud le rebelle va, comme le navire « descendre » où il veut … peut-être…où en Enfer..

Après la séparation avec la société du XIX° ( » fleuve paisible ») vient le temps de la liberté illustré par l’univers marin agité ce ,”tohu-bohu”.
Le bateau « fugue » comme le poète. Peu lui importe les dangers, seule compte l’euphorie de la liberté… 

Les strophes 6 à 17
évoquent les aventures maritimes étourdissantes de l’épave à la dérive : c’est le poète arrivant “à l’inconnu”. Le monde et la poésie ne font qu’un.
Les sens sont surpuissants et s’emparent de tout. “J’ai vu » affirme la certitude de ses visions.
La vraie vie est “ailleurs”, dans la vérité absolue des délires de l’imaginaire, dans cet autre monde recréé par l’alchimie du verbe(du mot), monde de “neiges éblouies”, de “sèves inouïes”.

C’est par le langage que Rimbaud cherche à réinventer le monde. Toutes les ressources du langage poétique sont mises à contribution pour entraîner le lecteur dans cette fête des sens et lui donner l’impression du nouveau : jeux de sonorités, rythmes berceurs, couleurs crues, associations de mots inattendues, mots rares ou inventés, effets synesthésiques, métaphores insolites. Métaphores, visions se succèdent, s’entrechoquent et s’expriment à travers les sonorités, les hyperboles. La syntaxe réunit paysages, hommes, objets, bêtes.. .
Le poète voyant – pour dire le monde, les visions- a besoin d’une nouvelle langue, qu’il invente.

La fascination du poète pour l’aventure, fût-ce au prix du naufrage et de la mort. Car c’est bien de Rimbaud qu’il s’agit à travers le « bateau ivre ». C’est d’ailleurs ce qui lui arrivera…
Il y a danger a ainsi quitter l’ici pour l’ailleurs. 

Enfin, les strophes 18 à 25
disent l’épuisement du poète et sa nostalgie du vieux monde : c’est le moment où, “affolé”, le “voyant” doit se résigner à “crever” (“dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables”, comme dit la lettre), abandonner ses visions avec la consolation de les avoir vues.
Et l’on passe du poète-bateau au poète égaré, assourdi par les oiseaux “criards” .
Le désenchantement pousse à renier la révolte, à désirer le re-tour au sein de l’univers familier de la société stérile…
L’aventure a mené au désespoir. Il est temps de revenir à l’abri derrière les “anciens parapets »

 L’euphorie, le sentiment de liberté, la jouissance que ressent le voyant s’effacent devant l’amertume. Il a vu oui- mais n’a rien conquis. C’est encore un échec. Désenchanté, le poète aspire au suicide : »Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! ».
Les dernières strophes réduisent le désir de mers lointaines à la petite mare de l’enfance, « la flache ». Immense déception.
Et pourtant, pas question de rentrer au port. Le langage, les mots n’ont pas tenu leurs promesses. N’ont pas suffi à construire le monde du voyant Mais impossible pour lui de revenir en arrière : “Je ne puis plus”. Sa haine, son dégout du monde ancien est trop fort. Tout le dernier quatrain refuse ce monde ancien : traditions, honneurs “drapeaux et flammes”, héritages intellectuels, contraintes … 

Dans le poème, Rimbaud fait donc l’expérience de l’échec. Il le raconte, mais le dépasse. Il peut désormais prendre un nouveau départ. Et se faire voyant encore et plus.

Le poème, dans sa forme est très conventionnel. La versification aussi. Rien de révolutionnaire dans la forme. L’écriture n’est pas encore libérée comme elle le sera par la suite.
Néanmoins, le jeune Rimbaud s’essaie à des métaphores, des bouleversements sémantiques et lexicaux, mais finit par s’y perdre. Le langage ne lui a pas apporté  le miracle qu’il en attendait.
Par contre cette conscience de l’échec de sa démarche débouchera sur le Rimbaud génial des Illuminations. Il lui faut aller ailleurs et plus loin…

LES LETTRES DE RIMBAUD

Lettre à Georges Izambard

27, rue de l’Abbaye-des-Champs, à Douai 

Charleville, 13 mai 1871.

Cher Monsieur !

Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. — Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. — Je me dois à la Société, c’est juste, — et j’ai raison, — Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire — pardon ! — le prouve. Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, — bien d’autres espèrent la même chose, — je verrai dans votre principe la poé-sie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! — Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux être poëte, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poëte, et je me suis reconnu poëte. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots. 

JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait !
Vous n’êtes pas enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C’est de la fantaisie, tou-jours. — Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée :
Le cœur supplicié
Mon triste cœur bave à la poupe… Ça ne veut pas rien dire.

RÉPONDEZ-MOI : chez M. Deverrière, pour A. R.

Bonjour de cœur,
Arth. Rimbaud »

Lettre à Paul Demeny
Charleville, 15 mai 1871.

J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d’actualité :

CHANT DE GUERRE PARISIEN

Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes.

Ô mai ! Quels délirants cul-nus !
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !
Ils ont schako, sabre et tamtam
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam…jam…
Fendent le lac aux eaux rougies !…

Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières[1]
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières.

Thiers et Picard sont des Éros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots.
Voici hannetonner leurs tropes…

Ils sont familiers du grand truc !…
Et couché dans les glaïeuls, Favre,
Fait son cillement aqueduc
Et ses reniflements à poivre !

La Grand-Ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole
Et décidément il nous faut
Nous secouer dans votre rôle…

Et les ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements.
A. Rimbaud.

— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !

Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.

On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !

En Grèce, ai-je dit, vers et lyres, rythmes : l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains. Auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

— La suite à six minutes. –

Ici j’intercale un second psaume hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, et tout le monde sera charmé. — J’ai l’archet en main, je commence :

MES PETITES AMOUREUSES

Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l’arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs.

Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron :
On mangeait des œufs à la coque
Et du mouron !

Un soir, tu me sacras poète,
Blond laideron.
Descends ici que je te fouette
En mon giron ;

J’ai dégueulé ta bandoline
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

Pouah ! mes salives desséchées
Roux laideron,
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses,
Vos tétons laids !

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiment ;
Hop donc soyez-moi ballerines
Pour un moment !…

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent
Tournez vos tours.

Et c’est pourtant pour ces éclanches
Que j’ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D’avoir aimé !

Fade amas d’étoiles ratées,
Comblez les coins
— Vous creverez en Dieu, bâtées
D’ignobles soins !

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !

A. R.
Voilà. Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus de 60 c. de port, — moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n’ai pas tenu un seul rond de bronze ! — je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres !

— Je reprends :

Donc le poète est vraiment Voleur de Feu.

Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;

— Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! —

Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rhythmera plus l’action, elle sera en avant.

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

En attendant, demandons aux poètes du nouveau, — idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande. — Ce n’est pas cela !

Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture de leurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. — Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. — Hugo, trop cabochard, a bien du vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème. J’ai Les Châtiments sous la main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées.

Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, — que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! Ô les nuits ! Ô Rolla, Ô Namouna, Ô la Coupe ! Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean La Fontaine, ! commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque, tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore. Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre de collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations !

Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine — les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.

Rompue aux formes vieilles, parmi les innocents, A. Renaud, — a fait son Rolla, — L. Grandet, — a fait son Rolla ; — les gaulois et les Musset, G. Lafenestre, Coran, CI. Popelin, Soulary, L. Salles ; les écoliers, Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L. Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts ; les journalistes, L. Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ; les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée, — la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. — Voilà. — Ainsi je travaille à me rendre voyant. –

Et finissons par un chant pieux.

ACCROUPISSEMENTS

Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré,
Le frère Milotus un œil à la lucarne
D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
Lui darde une migraine et fait son regard darne,
Déplace dans les draps son ventre de curé.

Il se démène sous sa couverture grise
Et descend ses genoux à son ventre tremblant,
Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise,
Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc,
À ses reins largement retrousser sa chemise !

Or, il s’est accroupi frileux, les doigts de pied
Repliés grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioches aux vitres de papiers,

Et le nez du bonhomme où s’allume la laque
Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier.

. . . . .

Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu
Et ses chausses roussir et s’éteindre sa pipe ;
Quelque chose comme un oiseau remue un peu
À son ventre serein comme un monceau de tripe !

Autour, dort un fouillis de meubles abrutis
Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres,
Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres
Qu’entr’ouvre un sommeil plein d’horribles appétits.

L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite,
Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons,
Il écoute les poils pousser dans sa peau moite
Et parfois en hoquets fort gravement bouffons
S’échappe, secouant son escabeau qui boite…

. . . . .

Et le soir, aux rayons de lune qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s’accroupit sur un fond
De neige rose ainsi qu’une rose trémière…
Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.

Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.

Au revoir,

A. Rimbaud.

Lettre à P. Demeny, explication rapide

Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud expose son programme poétique : “Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et rai-sonné dérèglement de tous les sens”. Ainsi, “il arrive à l’incon-nu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues”.

Si pour les romantiques le moi créateur est aussi le moi du poète, pour Rimbaud… « Je est un autre ». C’est à dire que pour lui, la création poétique n’a rien à faire avec l’expérience personnelle (sauf dans les poèmes de prime jeunesse comme Roman et encore…).
Le moi du poète est donc un autre moi, impersonnel. C’est pour-quoi le poète doit « être voyant, se faire voyant »pour
 Ce que cherche à atteindre Rimbaud, c’est donc cet inconnu. Et la poésie naitra de la torture infligée au moi conscient. C’est pourquoi le voyant devient « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » et « le Suprême Savant! », « car il arrive à l’inconnu ».
Et il y arrive par le langage. Il faut, dit Rimbaud « trouver une langue » qui résumera tout « parfums, couleurs, sons ».
Le poète est aussi un « voleur de feu » un Prométhée, et sa fonction est de donner à l’humanité « de nouvelles formes de langage » –, qu’il aura été chercher « là-bas » dans l’inconnu. C’est ça la poésie pour Rimbaud. L’écriture de Rimbaud est l’expérience des limites…
Les surréalistes se référeront à son œuvre selon les termes mêmes qu’il emploie dans cette « Lettre du Voyant ».

ANALYSE DES CAHIERS DE DOUAI

Analyse des 22 poèmes des Cahiers de Douai